En complément du système scolaire rural, l’État a longtemps eu une forte présence territoriale qui constituait de fait une ingénierie publique au service des territoires ruraux et de leurs projets d’équipements, d’infrastructures et de services. Au delà des questions liées à l’accompagnement financier par l’État, ses équipes qui accompagnaient les territoires ruraux ont quasiment disparu, laissant les élus locaux, les entreprises et autres associations devant un environnement chamboulé avec un sentiment d’abandon marqué. Depuis 2017, ce sentiment s’est accentué car au-delà des réductions en nombres, l’ingénierie publique notamment rurale souffre d’être considérée comme constituée d’opérateurs ne sachant pas conceptualiser. Le grand public se focalise souvent sur la défense de quelques services publics emblématiques, mais ce qui se joue sur le terrain de l’ingénierie est bien plus important pour l’avenir du monde rural.

Bien connue des élus locaux, l’ingénierie publique territoriale est une notion absconse pour le citoyen ordinaire. Elle est pourtant une condition essentielle et même indispensable de l’exercice de l’action publique. Elle prend son essor lorsque la planification et l’aménagement du territoire changent d’approche. Là où ceux-ci étaient conçus au niveau central, de manière monolithique, la décentralisation fait du “territoire” le point d’entrée des politiques d’aménagement et de développement. L’ingénierie technique, qu’il est possible d’illustrer schématiquement comme la mise en oeuvre de “plans d’équipements” par des ingénieurs des “Ponts et Chaussées” ou du “génie rural” par exemple, devient l’ingénierie territoriale. Cette terminologie peut ainsi se définir comme “l’ensemble des savoir-faire professionnels dont ont besoin les collectivités publiques et les acteurs locaux pour conduire le développement territorial ou l’aménagement durable des territoires” (définition proposée par le comité des directeurs pour le développement urbain).

La notion reste toutefois protéiforme, tant elle fait appel à des compétences et des outils différents. L’ingénierie territoriale continue dans un premier temps de se définir par une forte dimension technique : l’ingénierie territoriale se développe en premier lieu dans les domaines de la voirie, de l’éclairage public, de l’eau et de l’assainissement, de l’urbanisme et de la programmation urbaine.

Puis, progressivement, l’ingénierie territoriale tend à se développer autour d’une “chaîne intégrée d’ingénierie”, où toutes les expertises nécessaires doivent être mobilisables au service d’un projet. Elle doit être capable de s’adapter à des besoins évolutifs et grandissants et à des contraintes sans cesse plus complexes et imposées d’en haut.

Non seulement l’inflation normative accroît souvent inutilement la complexité de l’action publique territoriale mais la contrainte financière et les attentes des citoyens imposent tout autant une “montée en compétences” permanente et ce, sur l’ensemble des territoires y compris les ruraux ! C’est en ce sens que l’ingénierie territoriale est un enjeu essentiel pour eux. En effet, le degré d’expertise varie d’une collectivité à l’autre. Les plus petites d’entre d’elles, qui exercent pourtant les mêmes compétences, ne disposent jamais en interne, de moyens adaptés pour traiter l’ensemble des problématiques. Au-delà de l’expertise elle-même, la notion d’ingénierie publique renvoie ainsi aux enjeux d’équité et d’égal accès à l’expertise sur les territoires.

Historiquement, les enjeux de l’ingénierie territoriale comprennent deux dimensions :

- le développement de l’expertise au sein même des collectivités ;

- la solidarité territoriale via la mise en place d’un appui à l’ingénierie pour les territoires les plus fragiles.

Certaines collectivités ont les moyens de se doter d’une ingénierie territoriale importante au service de leur développement (montage de projet, réponse à des appels à projet innovants…) alors que d’autres, disposant de faibles ressources, sont dépendantes de la solidarité territoriale qui n’est plus – et, nous le pensons, ne peut plus être – assurée par l’État. Et c’est là que les choses se compliquent pour les collectivités rurales ! En difficulté de recrutement pour se doter en interne des compétences nécessaires pour les raisons évoquées ci-avant, elles doivent aussi faire face à un fort désengagement de l’État qui assurait historiquement cet appui.

La loi MURCEF du 11 décembre 2001 (Mesures urgentes de réforme à caractère économique et financier) a théoriquement mis en place une ingénierie publique de solidarité envers les communes et intercommunalités qui ne disposaient pas de budgets suffisants pour y recourir par leurs propres moyens (expertise interne ou externalisée). Elles pouvaient ainsi bénéficier, par convention avec les services de l’État, d’un accompagnement dans la gestion des problématiques d’urbanisme, d’environnement, d’écologie et de prévention des risques.

D’une part, les communes de moins de 20 000 habitants pouvaient bénéficier d’un accompagnement de l’État dans l’instruction des autorisations d’urbanisme en vertu de l’application du droit des sols (ADS*). Toutefois, l’État s’est progressivement désengagé de ces prestations, ce qui a obligé les collectivités locales à s’organiser de manière autonome depuis le 1er juillet 2015.

Avec la loi pour l’accès au logement et à un urbanisme rénové, dite ALUR, du 26 mars 2014, seules les communes appartenant à des EPCI de moins de 10 000 habitants, continuent de bénéficier gratuitement de ces prestations. Et comme l’État regroupe les EPCI, ces derniers comptent bientôt tous plus de
10 000 habitants donc ils ne peuvent plus profiter de ce service délivré par l’État. La boucle est bouclée et l’État s’est désengagé de manière sournoise ! D’autre part, les prestations d’assistance technique de l’État pour des raisons de solidarité et d’aménagement du territoire (ATESAT), englobant l’assistance et le conseil à la gestion des marchés, des travaux de voirie et d’aménagement, constituent l’autre volet de l’ingénierie publique de solidarité orchestrée par l’État, mais la loi de Finances 2014 a acté sa suppression au 1er janvier 2014, ce qui a suscité de nombreuses inquiétudes dans les territoires et conduit à une profonde évolution de l’écosystème de l’ingénierie publique.

Le vrai-faux retour de l’État sur ces champs, annoncé via une directive nationale d’orientation sur l’ingénierie d’État 2016- 2018 en date du 10 mars 2016, symbolise le comportement d’un État qui n’assume pas et veut “habiller” ce désengagement qui touche pourtant de plein fouet les collectivités rurales.

Ce désengagement de l’État a conduit un nombre croissant de départements, notamment en milieu rural, à développer une offre d’ingénierie territoriale. En 2011, le département de la Haute-Saône a été l’un des premiers à créer son agence technique au service des communes, des syndicats intercommunaux et des communautés de communes. La loi* dite NOTRe du 7 août 2015 a d’ailleurs reconnu le rôle de l’échelon départemental en la matière. Au titre de leur compétence en matière de “solidarité territoriale”, l’assistance technique des départements aux communes a été confortée. Elle concernait jusqu’à présent les domaines de l’assainissement, de la protection de la ressource en eau, de la restauration et de l’entretien des milieux aquatiques ; elle a été élargie à la voirie, à l’aménagement et à l’habitat. Ces nouveaux champs d’intervention correspondent, de fait, à ceux sur lesquels l’État s’est désengagé en 2014.

L’appui technique des départements peut être exercé en régie par les services départementaux ou par des structures ad hoc, dénommées agences départementales et regroupant, avec le département, les communautés de communes, les syndicats intercommunaux et les communes. Elles sont en mesure d’apporter aux collectivités territoriales qui les sollicitent un accompagnement élargi, non seulement technique mais également “juridique ou financier”. Le nombre d’agences départementales d’ingénierie a connu un véritable essor avec le désengagement de l’État : l’assistance sectorielle déjà mise en oeuvre en régie par les départements a été regroupée et agrémentée d’une offre plus transversale, pour apporter aux territoires un guichet unique d’ingénierie de projets.

Les départements ne sont pas les seuls à avoir investi le champ de l’ingénierie publique. S’ils proposent un appui à l’ingénierie, nombreux sont les territoires qui ont cherché à développer leur propre expertise et ingénierie. Les “pays”, structures en charge de projets de développement et d’aménagement infradépartementaux, ont été créés par la loi Voynet de 1999. Pour définir et mettre en oeuvre ces projets, les pays ont développé une forme d’expertise. Résultat d’une coopération volontaire entre communautés et communes partageant des enjeux et problématiques communes d’aménagement du territoire, certains pays ont également été amenés à fonder une expertise interne, au service des communes et intercommunalités adhérentes. Les intercommunalités elles-mêmes se dotent aussi, progressivement, d’une ingénierie propre. Par leur proximité, les EPCI, à l’échelle desquels se construisent les projets de territoire, constituent un échelon privilégié pour accompagner les plus petites communes. L’instruction du droit des sols (ADS) est un des exemples de l’appui à l’ingénierie que peut apporter l’intercommunalité. Les prestations de services, voire la mutualisation au sein de services communs, se sont largement développées à la suite du retrait de l’État. Intercommunalités et départements constituent aujourd’hui les piliers d’un nouvel écosystème, plus ou moins développé, de l’ingénierie publique. Dans certains départements ruraux, il est embryonnaire. Dans d’autres, il atteint déjà une belle maturité et devrait continuer à prospérer dans les prochaines années. C’est un enjeu crucial.

Ce foisonnement des initiatives publiques entraîne parfois un risque de concurrence avec le secteur privé. Si les collectivités sont libres de se doter de leur propre ingénierie, les prestations proposées par une collectivité au bénéfice d’une autre relèvent trop souvent du champ concurrentiel. Aussi, l’intervention des agences d’ingénierie publique sur un marché concurrentiel a fait l’objet de critiques de la part des bureaux d’études privés. Ce secteur (via la fédération CINOV: fédération des syndicats des métiers de la prestation intellectuelle, du conseil, de l’ingénierie et du numérique) estime ainsi que la structuration de l’ingénierie publique représenterait un manque à gagner pour les TPE-PME de 7 milliards d’euros par an entre 2011 et 2017. Ce chiffre n’est pas convaincant et paraît très exagéré. La petite cinquantaine d’agences existantes ont des chiffres d’affaires qui n’ont rien à voir avec ces ordres de grandeur ! Par exemple, Ingénierie 70 réalise pour le département de la Haute-Saône, un chiffre d’affaires global d’un peu plus d’un million d’euros (dont 600 000 euros pour l’aménagement) en 2018 avec une vingtaine de salariés.

L’intervention des acteurs publics dans un secteur concurrentiel n’est pas nouvelle et doit être appréciée au regard de deux critères : le respect de la liberté du commerce et de l’industrie, le respect du droit de la concurrence. Face aux critiques émises par le secteur privé, nombreuses sont les agences à mettre en avant le besoin de territoires confrontés à une véritable carence de l’initiative privée, et aussi, mais plus marginalement, la solidarité au regard des moyens financiers mobilisables par les plus petites communes.

En effet, sans toujours contester l’existence d’une offre privée assimilable, les territoires ruraux et les collectivités de petite taille peuvent être empêchées, dans la réalisation de leurs projets, faute de réponses raisonnables des opérateurs privés à leurs demandes. Il est évidemment possible d’envisager des complémentarités entre ces deux formes d’ingénierie. La coexistence d’offres privées et publiques permet d’élargir le catalogue de prestations à disposition des territoires, l’ingénierie publique venant en soutien des plus petites communes et intercommunalités sur des opérations dont l’envergure est réduite et ne suscite pas l’intérêt de l’offre privée ou l’amène à renchérir de manière importante le coût de sa prestation.

Mieux, certains opérateurs privés expriment ouvertement leur satisfaction : l’offre d’ingénierie publique aiderait au contraire à structurer la commande publique des plus petites collectivités. Tel est particulièrement le cas de l’ingénierie publique en amont des projets : l’appui à la définition des besoins et à la rédaction des cahiers des charges permet à l’offre privée une meilleure compréhension des problématiques, et par conséquent améliore la qualité de sa réponse et de sa prestation. Des bureaux d’étude se réjouissent de la présence aux côtés du maître d’ouvrage d’une assistance à maîtrise d’ouvrage (AMO) publique d’une très grande utilité. Si l’articulation entre ingénierie publique et privée ne semble pas encore totalement stabilisée, un équilibre se dessine en milieu rural du fait principalement d’une carence très réelle des offres privées sur de trop nombreux segments de la commande publique.

On voit bien que l’ingénierie publique territoriale, même si elle a permis la survie en milieu rural d’une forme renouvelée d’ingénierie sous l’impulsion politique de certains élus locaux à la suite du désengagement de l’État, n’arrivera pas totalement, dans ses formes actuelles, à faire face aux défis qui se posent aux territoires ruraux du fait du déficit structurel de matière grise qui les caractérise. Ce démantèlement de l’ingénierie publique initié depuis 20 ans de manière sournoise et non assumée par les différents gouvernements est un coup fatal donné au rural par la technocratie parisienne et jacobine.