Nous avons vu dans le rapport du CGET 2018 que la forte métropolisation du travail, de la recherche, de la connaissance, de la culture… a bénéficié essentiellement aux grandes agglomérations au détriment des zones rurales et périphériques. Ce n’est donc pas une surprise que, entre 1999 et 2014, l’emploi ait progressé de 1,4 % par an en moyenne dans les métropoles et seulement de 0,8 % sur le reste du territoire ! La croissance de l’emploi s’est de plus en plus concentrée depuis 30 ans au sein des ensembles de plus de 400 000 habitants, par une installation massive de la matière grise en lien avec l’économie de la connaissance et des nouvelles technologies : cadres, ingénieurs, professeurs, personnels d’études et de recherche… À l’inverse, les métiers fragiles restent fortement présents et deviennent dominants dans les “aires urbaines” de moins de 100 000 habitants : ouvriers de la mécanique, du textile et du cuir (quand il en reste), caissiers… L’adaptation forcée de notre modèle aux deux crises (financière et des dettes) a amplifié ce phénomène de concentration/désertification.

Quelques espaces ruraux qui présentent une importante attractivité touristique ou résidentielle, en particulier pour les retraités, s’en tirent un peu moins mal, nous l’avons vu, par la création d’emplois issus de l’économie présentielle. Toutefois, la grande majorité d’entre eux, soumis aux fortes mutations productives et aux plans sociaux, ne profite pas des nouveaux métiers issus de la nouvelle économie et subit depuis longtemps – mais de manière accrue ces 10 dernières années – un déménagement massif de l’emploi public.

Ils ne bénéficient plus d’amortisseurs, mais surtout ils sont dépourvus de pans entiers de “matière grise”, aussi bien dans la sphère publique que dans la sphère privée, pourtant absolument nécessaires pour faire face aux défis à venir. Autrement dit, malgré la meilleure volonté du monde de différents acteurs ruraux, élus, associations, entreprises… qui s’investissent, agissent, se battent pour développer leur territoire, il manquera de plus en plus une strate complète de population pouvant réunir un bouquet suffisant de compétences complémentaires et collectives.

On voit combien il est difficile en milieu rural de recruter des collaborateurs de haut niveau dans les collectivités ou les entreprises : cadres supérieurs et intermédiaires, ingénieurs, médecins… C’est autant de matière grise en moins pour le monde rural. C’est un fait qui traduit aussi l’attirance de nos concitoyens pour les emplois métropolitains alors même qu’une grande majorité d’entre eux dénonce dans le même temps l’abandon des territoires ruraux et le temps perdu dans les déplacements à l’intérieur des métropoles. Les Français ne sont pas à un paradoxe près ! C’est ainsi, mais c’est surtout une donnée à intégrer pour bâtir des solutions crédibles et efficaces afin de donner un avenir au monde rural.

Ne pas se bercer d’illusions quant aux capacités humaines actuelles du monde rural et poser les vrais constats demande tout d’abord une analyse objective de sa jeunesse. Hormis un ouvrage du sociologue Nicolas Renahy (Les gars du coin, 2005), la jeunesse rurale n’a quasiment pas fait l’objet d’enquêtes fines, complètes et rigoureuses. Or, des travaux récents posent un regard très instructif sur la situation. Tout d’abord, l’idée selon laquelle les élèves ruraux souffriraient d’une “différence culturelle” avec les élèves urbains, apparaît fausse. Leur niveau scolaire, en primaire et collège est semblable à celui des élèves urbains, bien que le profil sociologique des ruraux soit plus populaire. Un article publié par le CEREQ (Centre d’études et de recherches sur les qualifications, Yvette Grelet et Céline Vivent, 2011) montre très bien que “contrairement aux idées reçues, vivre dans un territoire rural n’est pas pénalisant pour la scolarité grâce au fort engagement des parents et des équipes éducatives, ainsi qu’à un maillage associatif très développé, ceux-ci compensent (quand il existe et ce n’est pas toujours le cas, loin s’en faut), l’éloignement de certaines ressources pédagogiques, culturelles et sportives”.

On constate ici que la “démocratisation scolaire” progressive, marquée depuis la fin du XIXe siècle par l’instauration de l’école obligatoire, a peu à peu transformé la jeunesse rurale issue principalement, à l’origine, de parents agriculteurs et ouvriers. L’allongement et la massification de la scolarisation des jeunes ruraux ont ainsi accompagné la lente transformation du monde rural (industrialisation, mécanisation de l’agriculture, exode rural…). L’école est fortement associée à ces changements profonds. Dans un rapport d’étude publié par l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire, Benoît Coquard (2015) fait même remarquer que “l’école s’est substituée aux familles, aux corps de métiers et au voisinage. D’un certain point de vue, l’école est une opportunité d’ascension sociale pour les jeunes ruraux, mais elle participe aussi de l’importation de normes sociales urbaines et bourgeoises. Les critiques qui lui sont adressées l’associent parfois à une forme de déclin de la vie à la campagne… car elle favorise le départ pour la ville des jeunes ruraux et leur inculque une vision du monde social relativement opposée à celle de leurs aînés.”

Finalement, l’école s’est imposée comme une institution indispensable, démontrant la présence de l’État dans des territoires éloignés des centres de décision. Il suffit de parcourir la Presse Quotidienne Régionale lors de la rentrée scolaire et constater les mobilisations de la population locale lorsque l’Éducation nationale menace de supprimer une classe ! Cette rétrospective historique est essentielle pour comprendre la suite. En effet, à la sortie du collège, un puissant mécanisme spécifique au monde rural se fait jour et traduit pleinement un trait de caractère handicapant. Ainsi, les parcours scolaires des jeunes ruraux révèlent une certaine distance vis-à-vis du modèle dominant des études supérieures plus ou moins imposé par l’institution même si les derniers chiffres du CGET montrent une progression constante des diplômés qui a aussi bénéficié aux populations rurales. Cependant, il est utile de rappeler qu’elles partaient au début des années 1980 avec un gros retard.

Entre 1982 et 2013, la part des plus de 25 ans diplômés du supérieur a triplé en France métropolitaine passant de 8,2 % à 27,8 %, mais ce taux était de 32 % dans les grands pôles urbains et seulement de 17 % dans les communes rurales isolées (CGET, 2018). Jean-Jacques Arrighi (2004) montre très bien que, dès la fin du collège, “les jeunes ruraux s’orientent beaucoup plus massivement vers l’enseignement professionnel que leurs homologues urbains. Moins de la moitié d’entre eux sont entrés dans une seconde générale ou technologique, 10 % de moins que les jeunes urbains. Ils ont en revanche beaucoup plus souvent préféré la voie de l’apprentissage. La préférence pour les études plus directement professionnelles est nette ; et ce, quel que soit le capital scolaire.” La moindre appétence pour les études longues chez les jeunes ruraux ne serait pas due à un retard scolaire ou à toute autre forme de “déficit culturel” mais, et c’est plus dérangeant, à un état d’esprit !

En effet, à partir de l’enquête “Génération 2004” du CEREQ (2011), Yvette Grelet et Céline Vivent notent ainsi que les jeunes ruraux “font preuve d’aspirations plus modestes en termes de poursuite d’études et de projets de métier”. Autrement dit, les élèves ruraux n’ont pas un niveau scolaire plus faible en primaire et collège mais optent pour des parcours scolaires plus courts et placent moins d’espoirs dans les diplômes post-bac. Plusieurs explications à ce phénomène d’auto-exclusion des études post-baccalauréat, très préjudiciable pour le monde rural, peuvent être fournies :

- des contraintes liées à la mobilité géographique : le fait de continuer après le bac oblige les jeunes ruraux à s’installer en ville, là où sont situés les établissements d’enseignement supérieur, à louer une chambre ou un appartement et à se séparer plusieurs jours par semaine de leur famille et amis restés au village. Cela coûte cher aux familles rurales qui vivent assez souvent avec des revenus relativement faibles ;

- une forme de réalisme scolaire qui pousse les jeunes ruraux à adapter leurs espérances scolaires à l’offre du marché du travail rural, requérant majoritairement des emplois manuels peu qualifiés (même si cela évolue). Il s’agit par exemple des emplois (fortement masculinisés) d’ouvriers de l’industrie et de l’artisanat, ou dans le secteur (fortement féminisé) du service à la personne accompagnant la surreprésentation des personnes âgées dans un grand nombre de ces territoires ;

- un manque de connaissance de la sphère familiale concernant les cursus universitaires, ce qui a aussi tendance à limiter le champ des investigations des jeunes ruraux qui n’ont pas une vision claire des filières en termes d’employabilité par rapport à leurs “débouchés”.

Ce qui frappe également dans les études de terrain, c’est que l’orientation scolaire post-collège se fait souvent à travers un “choix collectif” qui permet aux jeunes ruraux d’arriver ensemble en ville et de récréer des sociabilités construites au village ou au bourg. De plus, choisir son orientation en fonction de ce que font ses pairs est, comme le montre la sociologue Sophie Orange (2009), une attitude typique des jeunes des classes populaires. Pour les élèves les moins dotés en capital scolaire et culturel, dont les familles maîtrisent difficilement les enjeux de l’orientation post-bac, la camaraderie est primordiale dans les choix. Ils privilégient alors une voie relativement moins méconnue, perçue comme à leur portée car plus proche socialement (choix de plusieurs amis, les aînés du coin sont passés par cette formation…) et ces formations sont situées “pas trop loin”. Enfin, les études longues sont synonymes d’un déracinement durable car les probabilités de retour en milieu rural sont d’autant plus faibles que l’on est diplômé. À l’inverse, privilégier les études courtes, c’est cultiver l’espoir de rester vivre et travailler au pays, ou du moins, en milieu rural : “trois quarts des jeunes faiblement qualifiés sont toujours à la campagne trois ans après la fin de leurs études, pour seulement la moitié des diplômés du supérieur” (CEREQ, 2011).

C’est donc tout naturellement que les jeunes qui restent vivre et travailler en milieu rural sont moins qualifiés et d’origine plus modeste que ceux qui partent (par décision positive ou contre leur volonté) s’installer en ville.

La logique de massification de l’accès à l’enseignement supérieur favorise au final, en milieu rural, le départ des jeunes les mieux dotés socialement. C’est un défi pour le monde rural mais comment le changer ? Une dernière caractéristique des parcours scolaires des jeunes ruraux en fonction de leur sexe est aussi à relever. Il existe nationalement un déséquilibre traditionnel selon lequel les filles se dirigent plus que les garçons vers les études générales. Ce déséquilibre est encore plus marqué dans les établissements ruraux (CEREQ, 2011). Dès lors, Benoît Coquard souligne que “ce phénomène a pour conséquence première d’accentuer la présence déjà majoritaire des jeunes femmes issues des milieux populaires en zone rurale. La norme des faibles salaires féminins, ou d’un taux d’emploi faible, s’impose d’autant plus, nous en faisons l‘hypothèse, que les jeunes femmes diplômées, actives, sont moins nombreuses qu’ailleurs. Dans certains territoires appauvris, comme la Thiérache par exemple, la propension des jeunes femmes à avoir un enfant tôt tient au moins en partie au fait qu’elles vivent dons un fort entre-soi populaire, où le fait d’être mère est une manière d’acquérir une certaine forme de respectabilité.”

En effet, les filles qui suivent des études générales ont tendance à s’installer en ville, tandis que celles qui restent sont les moins qualifiées scolairement. Cette féminisation actuelle de la poursuite d’étude en milieu rural doit aussi se comprendre à l’aune du manque d’emplois féminins. Pour Yves Alpe (Sociologie de l’école rurale, 2008), l’un des grands enjeux pour les territoires ruraux se situe bien au niveau des filles qui investissent plus les cycles longs et qui de fait partent du monde rural sans y revenir, le privant ainsi d’une ressource essentielle pour son avenir.

Ces analyses objectives et rigoureuses (profils des jeunes qui restent au village y compris le cas des filles) valident complètement les mécanismes d’entre-soi populaire décrits par Christophe Guilluy et montrent combien le monde rural est devant un défi considérable, lié à ses ressources humaines, dans la compétition mondiale qui se joue… un peu comme pour l’entreprise ! Benoît Coquard (2015) montre par exemple comment dans un département comme la Haute-Marne, la mixité sociale est nulle ou presque. Une certaine homogénéisation sociale fabrique une autre forme d’homogénéisation, celle des valeurs : l’emploi, l’accession à la propriété, fonder une famille… Les jeunes ruraux des classes populaires reproduisent des stratégies fondées par leurs parents, parfois à tort, en pensant par exemple qu’ils vont être embauchés dans la même usine que leur père qui y est entré sans diplôme, alors qu’aujourd’hui elle recrute des techniciens Bac + 2, parce que les technologies nouvelles exigent davantage de technicité.

Il met ainsi en avant ce “capital d’autochtonie” qui pousse le jeune en milieu rural à bâtir son avenir professionnel de proche en proche, par recommandations, par opportunités, par connaissances sans véritable plan de carrière. Cela se fait “comme ça” à travers le club de football ou les connaissances dans l’association de loisirs locale. Ce mécanisme a quelque chose de rassurant mais on en voit bien aussi les limites via un effet “territoire” qui fait qu’on revoit à la baisse ses ambitions scolaires et professionnelles en fonction de débouchés (très) locaux.

Yves Alpe (2014) fait aussi remarquer que l’attachement massif à leur territoire manifesté par les jeunes ruraux il y a encore 15 ans s’estompe progressivement. “Aujourd’hui, dès la 3e, les jeunes collégiens que nous interrogeons affirment catégoriquement qu’ils n’ont pas l’intention de pratiquer des métiers ruraux ou de travailler en zone rurale. Il faut voir là l’effet de la stigmatisation des territoires. Pendant des années on a pointé les territoires ruraux comme des déserts culturels où se concentraient la plupart des déficits sociaux. Cette rhétorique publique a fini par atteindre les élèves et leurs familles. Elle touche particulièrement les plus modestes.” Dès lors, les jeunes des classes populaires peuvent percevoir leur territoire rural davantage comme un espace de contraintes que d’opportunités, ce qui a pour effet de dégrader durablement l’image qu’ils se font de leur territoire et d’influencer la façon dont ils vont envisager leurs projets de vie. Tous ces éléments sont donc de nature à fragiliser le monde rural car ils le privent non seulement de compétences mais aussi d’énergie positive pour construire son développement. La puissance publique a, par son fort investissement sur l’école, permis de faire progresser ces populations, mais la nation est confrontée aujourd’hui à de puissants défis qui ne trouveront des réponses qu’après un diagnostic sans concession et avec un volontarisme politique affirmé.