Alors que le Gouvernement planche sur les fusions métropoles/ départements, il faut apporter une réponse ambitieuse et non défensive pour le monde rural. Si ce dernier ne revoit pas en profondeur ses fondements et son organisation administrative, le modèle actuel va souffrir énormément. Pire, et c’est très grave, le monde rural ne sera pas en mesure de répondre aux défis de demain. Il est du devoir des acteurs ruraux de porter une ambition politique forte et argumentée pour faire face aux quatre pathologies que nous avons exposé précédemment. En effet, en l’état actuel de nos organisations, on peut se poser plusieurs questions : quelle réponse institutionnelle apporter aux “morceaux” de territoires ruraux qui formeront les nouveaux départements amputés de leur métropole ? Quelle mise en oeuvre de l’égalité réelle entre territoires infra-départementaux ? Quelles structures et quelles organisations rurales pourront embaucher et rémunérer des cadres et des ingénieurs de haut niveau en concurrence avec des collectivités urbaines et leur proposer des carrières attractives ? Quel accompagnement proposer pour accélérer la construction d’une intercommunalité renforcée qui réalise de nombreux équipements et propose un large bouquet de services ?

On voit bien que pour répondre à ces enjeux notre modèle rural institutionnel actuel est à l’étroit. C’est un corset qui empêche de se mouvoir de manière agile et réactive. Nous proposons donc que le département (au sens institution) évolue progressivement (à un horizon de 10 ans) en milieu rural vers une fédération des communautés de communes (et de la communauté d’agglomération quand il y en a une). Cet objectif politique fort à moyen terme doit conduire à clarifier les organisations, à faire converger les différentes politiques publiques, à définir le “qui fait quoi ?” et à mutualiser un certain nombre de
moyens de plus en plus rares. Cette ambition va au-delà du Pôle d’équilibre territorial (PETR) créé en 2014 pour regrouper plusieurs EPCI sous la forme d’un syndicat mixte car les compétences à partager seraient larges et solides (a minima celles du département actuel mixées avec certaines compétences communautaires). Pour nous, l’entité départementale nouvelle doit absolument répondre aux défis qui se posent au territoire départemental et ses habitants. Les hautes sphères parisiennes politiques, intellectuelles et médiatiques ont dans le viseur depuis de longues années les conseils généraux désormais départementaux. Ce n’est pas un changement de nom, un petit relookage ou des campagnes de presse pour se défendre qui régleront le problème. Il faut changer de paradigme. Notre proposition va dans ce sens. Le conseil départemental existera s’il fédère
l’action publique du département et celles des communautés de communes.

Sur la base de cet objectif assumé et connu à 10 ans, nous proposons d’avancer vers cette cible par étapes. L’exemple des fusions de régions faites à la va-vite pour contenter la sphère médiatique le prouve. Il faut préparer le terrain, partager des objectifs communs, prendre en compte des spécificités, rassurer, convaincre, décider et mettre en oeuvre. À titre d’exemple, depuis 2008, nous avons développé à la tête du département de la Haute-Saône le concept de “département fédérateur des communautés de communes” à travers les cinq démarches complémentaires et progressives suivantes :

- La constitution, l’animation et le financement d’un réseau départemental d’agents de développement des communautés de communes : dès 2004, le département a pris en charge une partie des salaires des agents de développement et a constitué un réseau professionnel. L’objectif était de favoriser les échanges pour rompre l’isolement de cette catégorie de personnels qui était soumise à un roulement important. Par ailleurs, le fait que le Conseil général anime ce réseau et mise sur ce type d’ingénierie pour élaborer les programme locaux de développement puis les mettre en oeuvre a permis de légitimer le profil “développeur” et pas seulement celui de gestionnaire de l’intercommunalité. De plus, cela a permis de faire reconnaître leur activité spécifique et de revendiquer un statut en conséquence au sein de la fonction publique territoriale, gage de stabilité essentielle pour ce volet technique de l’intelligence territoriale. Le réseau offre à ces agents la possibilité de réfléchir aux politiques publiques, de bénéficier d’une approche méthodologique robuste et d’établir le lien aussi bien entre eux qu’entre ces derniers et les différents acteurs départementaux.

- La conférence départementale des exécutifs : par délibération du 25 juin 2010, le conseil général l’a créée pour formaliser un dialogue constructif entre le département et les communautés de communes à un rythme régulier (2-3 fois par an soit 18 fois depuis sa création). Elle réunit, sous la présidence du
président du conseil départemental, les présidents de communautés de communes, tous les élus du conseil départemental, les directeurs des communautés de communes et ceux des services du département.

Quatre objectifs sont poursuivis : consolider les relations déjà fortement établies entre le département et les communautés de communes ; partager des constats et des enjeux sur les thématiques communes ; lancer des travaux communs de réflexion visant à éclairer collectivement les décisions, mutualiser et capitaliser les expériences ; contribuer à faire évoluer certaines interventions du département en direction des communautés de communes.

Son fonctionnement est guidé par un ordre du jour précis et basé sur des documents de synthèse préparés en amont par les services, en lien le cas échéant avec les agents de développement des communautés de communes. Au cours de chaque conférence, un retour est effectué sur les travaux et réflexions engagés lors des conférences précédentes. Chaque conférence fait l’objet d’un compte-rendu envoyé à tous les participants. Cette formalisation fait suite à plusieurs années de pratiques de concertation : rencontres mensuelles du président du conseil départemental dans les territoires, journées départementales de l’intercommunalité qui permettent à de nombreux élus d’échanger sur l’avenir…

- Les contrats de territoires : le département de Haute-Saône en est à sa troisième génération de contrats avec toutes les communautés de communes : APPUI 2004-2006, APPUI+ 2007-2013 et PACT 2014-2019. Ces contrats entre le département et chaque communauté de communes permettent de partager un diagnostic territorial, de fixer un objectif stratégique avec des axes et un plan pluriannuel d’actions qui répondent à la fois aux priorités départementales mais aussi aux spécificités locales. Un programme financier spécifique a été dégagé pour doter ces actions de moyens importants.

- “L’intercommunalisation” de plusieurs politiques départementales : sur une dizaine d’années, le département a progressivement fait évoluer un certain nombre d’interventions financières au profit des communautés de communes plutôt qu’aux communes (éligibilité stricte ou prime à l’intercommunalité), tout en gardant un régime d’intervention auprès des communes sur des champs qui leur sont propres.

- La construction de structures communes : le département a créé des outils partagés avec les communautés de communes : pour l’aménagement numérique, le Syndicat mixte Haute-Saône numérique a été créé en 2013 ; un système d’informations géographiques commun au département et aux communautés de communes est en construction ; pour le développement touristique, un établissement public à caractère industriel et commercial (Destination 70) a été créé ; pour l’immobilier économique, une société d’économie mixte (Action 70) a été reformatée en 2017 ; pour l’insertion et l’emploi, un groupement d’intérêt public (Insertion 70) a été construit en 2016 ; pour l’aménagement, un établissement public foncier en 2015 et en 2018 une société d’économie mixte (SEDIA) ont été ouverts aux communautés de communes ; sans oublier une agence technique (Ingénierie 70) en charge de la voirie, l’assainissement, l’eau, GEMAPI (rivières et inondations), l’instruction du droit des sols et l’informatique pour les communautés de communes mais aussi les communes et les syndicats intercommunaux, a été créé en 2011 ; il faudra y ajouter une société publique locale commune au département et aux communautés de communes courant 2019 dans les champs de l’aménagement et de la construction d’équipements publics structurants ; pour la culture, un syndicat mixte de l’école départementale de musique qui existe depuis une trentaine d’années a été ouvert largement aux communautés de communes ces dernières années ; une agence départementale (Culture 70) conseille les communautés de communes dans leurs engagements culturels et organise des événements en lien avec elles.

Il convient de continuer à s’inspirer de cette approche : réunir les élus, animer les réseaux de techniciens : bâtir des outils communs, partager des politiques communes… Un jour la question sera posée de confondre les présidents ou présidentes de communautés de communes élu(e)s au suffrage universel direct avec les conseillers et conseillères départementaux suivant des modalités qui restent à définir.

Nous avons conscience de transgresser les raisonnements et postures actuelles avec une telle approche. L’État jacobin ne voit pas les choses ainsi et le tissu rural pas beaucoup plus, pourtant l’avenir du monde rural nous semble devoir s’inscrire dans cette direction. Pour donner du corps “institutionnel” à l’objectif d’un département fédérateur des communautés de communes à l’horizon 10 ans, la notion de solidarité territoriale issue de la loi* NOTRe de 2015 ouvre des perspectives. Malgré la suppression de la compétence* générale, la loi NOTRe reconnaît un système de subsidiarités dans lequel l’action des collectivités, et notamment celle des départements, serait principalement agencée autour d’une complémentarité rendue possible par le jeu de mécanismes subsidiaires, sur le fondement des compétences attribuées. À cet égard, les départements interviennent financièrement et à titre de soutien lorsque les communes et groupements en ressentent le besoin, s’agissant des actions visant à promouvoir “les solidarités et la cohésion territoriale sur le territoire départemental, dans le respect de l’intégrité, de l’autonomie et des attributions des régions et communes”. Le département peut être autorisé “pour des raisons de solidarité et d’aménagement du territoire” à mettre “à la disposition des communes ou des EPCI qui ne bénéficient pas de moyens suffisants pour l’exercice de leurs compétences dans le domaine de l’assainissement, de la protection de la ressource en eau, de la restauration et de l’entretien des milieux aquatiques, de la voirie, de l’aménagement et de l’habitat, une assistance technique dans des conditions déterminées par convention”.

Depuis, les départements ont considéré la compétence “solidarité territoriale” de manière large car elle n’était pas définie de manière précise. Si le législateur n’a pas jugé bon de donner une définition, on pouvait légitimement penser qu’il reviendrait à chaque département de tracer les contours de cette compétence en fonction de ses propres réalités. C’était là une position de bon sens, mais pas “la bonne” puisque les instructions rédigées par l’administration centrale “n’encouragent” assurément pas une telle interprétation, notamment au regard de leur dimension hautement descriptive. Les premières décisions administratives ont confirmé cette approche très restrictive de la répartition des compétences. Toutefois, plusieurs affaires ont permis d’infléchir cette interprétation stricte ce qui permet progressivement de rapprocher la notion de solidarité territoriale du principe d’équité en matière d’action publique et de la notion d’attractivité du territoire départemental.

Il ressort des décisions qui découlent de différents recours administratifs qu’un chemin est possible dans la reconnaissance de davantage de marges de manoeuvre aux départements. Nous proposons donc que, pour atteindre notre cible, le chemin passe par une articulation entre la compétence “solidarité territoriale” et le principe de “subsidiarité” figurant à l’article 72 de la Constitution. C’est à partir de ce socle qu’il faut étoffer l’intérêt départemental partagé. Il trouverait alors son essence dans l’émergence de solidarités territoriales suscitant un aménagement plus unifié du territoire départemental. Dès lors, malgré la suppression de la clause de compétence* générale, les départements pourraient participer de façon autonome à l’identification de leur intérêt local quand il y a carence d’initiative des autres niveaux de collectivités. Cela permettrait ainsi de préserver toute la force de l’action départementale qui s’est toujours agencée principalement, lorsqu’elle était fondée sur la clause de compétence générale, autour du soutien aux initiatives des collectivités de taille inférieure.

C’est en militant pour la mise en pratique du concept de “solidarité” que des chemins doivent s’ouvrir pour rebâtir une organisation rurale ambitieuse et efficace. De tels mécanismes ont été mis en oeuvre pour la création de métropoles par la technostructure parisienne, pourquoi le monde rural ne pourraitil
revendiquer un traitement et finalement même une respiration spécifique ?