Le village d’antan n’existe plus. Vouloir le reconstituer relève d’une utopie contre-productive pour l’avenir du monde rural même si certains traits historiques doivent être cultivés. Le paradoxe actuel tient au fait, comme le souligne Christophe Guilluy (2014), que “les contraintes économiques, sociales, foncières et sociétales favorisent le retour du village au sens d’un continuum socioculturel” avec la naissance d’une “contresociété qui contredit un modèle mondialisé hors-sol”. En fait, plus par pragmatisme que par idéologie, les classes populaires se relocalisent dans le village, dans le local, via un mouvement de sédentarisation contrainte. Ce village constitue en quelque sorte un capital social, un “capital du pauvre” qui rassure, qui fait pare-feu à une société mobile et mondialisée. Bien sûr, on comprend très vite que ces territoires n’ont pas les mêmes dynamiques, le même destin, ni le même rapport au monde que les métropoles et les espaces urbains ou touristiques hyperconnectés. Dès lors, le risque d’un affrontement entre deux blocs est réel. C’est d’ailleurs une des explications du mouvement des “gilets jaunes” et, au départ, de sa grande popularité.

Même si la situation décrite par C. Guilluy via son concept de “France périphérique” est critiquée et à nuancer, ce qui frappe c’est que ce nouveau village ne s’inscrit plus dans un récit national. Il est le fruit d’un contre-modèle, défensif, qui se recroqueville, qui se construit par défaut. Les grands discours et les politiques publiques sur la mixité sociale n’ont pas empêché ce mouvement. Pire, ils ont été vécus comme des injonctions… paradoxales lorsque les mêmes élites qui prônent la mixité mettent en oeuvre des stratégies d’évitement territorial comme pour le scolaire par exemple. Tout le monde a des exemples de cela en tête, parfois même le sien ! Finalement, des formes de solidarité populaire au sein du village sont en train de renaître, certes sur des fondements anxiogènes, mais elles émergent. Comme le souligne le philosophe et essayiste Vincent Coussedière (2012), nous sommes “au moment où le peuple lutte pour sa survie en redécouvrant la solidarité et demain son être politique”. C’est bien ce que craint notre modèle national. Il ne sait pas comment répondre au risque de faire périr le bien commun, ce contre quoi le philosophe Pierre Manent (2018) met en garde lorsqu’il affirme qu’“au lieu que l’énergie sociale soit dépensée principalement pour ‘sortir de soi’, pour entrer dans des activités partagées et participer à la chose commune, une partie croissante en est détournée pour faire valoir le sentiment pourtant incommunicable de l’individu-vivant.”

Pourtant, selon nous, il faut y voir une lueur d’espoir à condition de changer nos regards, nos méthodes et nos réponses. On voit bien à travers les exemples cités que la vie des communautés villageoises d’hier a disparu et n’a pas été remplacée par autre chose que des dispositifs administratifs, normés, certains diront déshumanisés. Néanmoins, de plus en plus de démarches locales – celles qui ne sont pas suradministrées par un État jacobin et craintif – voient le jour pour “exploiter” les gisements de générosité existants chez les Français : 90 % des Français seraient prêts à se rendre régulièrement service entre voisins, 74 % se disent prêts à aider une personne âgée de leur voisinage pour qu’elle reste plus longtemps chez elle (sondage ViaVoice, mai 2014). On a bien vu également que la solidarité et la volonté d’être ensemble nées autour des ronds-points lors du mouvement des “gilets jaunes” traduisent un manque dans les modes de vie individualistes actuels.

Des initiatives sont engagées, dans certains départements, qui essaient par exemple de mettre en place une stratégie de mobilisation des habitants pour les rendre plus solidaires entre eux. Le département cherche alors à être un catalyseur de la mobilisation citoyenne et le révélateur des bonnes pratiques
solidaires. Il incube des projets innovants et anime un programme de mobilisation qui prend appui sur différents acteurs : bailleurs sociaux, société civile, associations, habitants… Les actions qui en découlent sont les suivantes : fête des voisins, noël des voisins, mobilisation pour des événements spécifiques comme des inondations ou des épisodes de canicule, le recours à des familles d’accueil volontaires pour des jeunes migrants, le développement des jeunes sapeurs-pompiers volontaires…

On sent que les collectivités s’interrogent sur ce champ pour générer et/ou accompagner ces démarches volontaires, avec toutefois le risque de les suradministrer et ainsi perdre le sens initial de l’engagement citoyen de solidarité. Comment ne pas citer non plus l’exemple de la journée citoyenne : chaque année, durant une journée, les habitants d’une commune ou d’un quartier se mobilisent bénévolement pour réaliser ensemble des projets qu’ils ont eux-mêmes proposés : chantiers d’amélioration du cadre de vie, rénovation d’équipements, valorisation de l’histoire et du patrimoine, contribution aux projets associatifs, projets environnementaux ou culturels… dans des lieux symboliques utiles à tous. Le choix des travaux à réaliser et l’organisation de la journée citoyenne résultent de la collaboration entre les habitants : citoyens, associations, entreprises, élus du conseil municipal et services de la commune. Cette initiative, portée par les communes, les agents municipaux et les partenaires locaux (associations, entreprises, artisans, commerçants…) favorise l’échange entre les habitants, toutes générations confondues, et crée un lien fédérateur, plaçant le citoyen en tant que véritable acteur de sa ville. Un réseau se fait jour et valorise ces initiatives (http//journeecitoyenne.fr).

Nous l’avons déjà souligné, ces initiatives visant à créer des solidarités tournées vers la construction du bien commun à l’échelle du village ne doivent surtout pas être suradministrées, au risque de perdre leurs capacités d’innovation via un cadre normatif défini par un État jacobin. En même temps, elles demandent aussi un minimum d’incubation, de fabrication. C’était d’ailleurs le sens de la très petite commune à l’époque de sa création où la communauté citoyenne se donnait les moyens d’une représentation officielle et d’un pouvoir réel sur l’aménagement et le développement de son périmètre. Dans son travail de thèse sur les très petites communes, J.-B. Grison (2012) conclut ainsi : “L’investissement des habitants revêt la plus haute importance car c’est par cette implication que la communauté peut encore se justifier. Si la communauté se désolidarise par le biais de trajectoires divergentes d’individus qui ne trouvent pas d’intérêt à se retrouver localement, alors une entité administrative de moins de cinquante habitants peut avoir de sérieuses difficultés
à se justifier et maintenir son autonomie.” Son étude minutieuse place donc la survie des très petites communes sous la condition du maintien des moyens financiers pour agir, mais la conditionne surtout de manière absolument indispensable à la capacité de leurs habitants à se mobiliser pour le bien commun.

Afin de dépasser les oppositions stériles, pour ou contre le maintien de la commune, il convient de s’adresser clairement et directement aux Français, sans les culpabiliser ni se culpabiliser, pour stimuler leurs capacités à se mobiliser localement dans la construction du bien commun, sans encadrer strictement leurs initiatives mais en proposant un espace d’expression de ces solidarités qui soit souple, innovant, flexible et surtout HUMAIN ! Ainsi, le rôle des nouveaux élus municipaux au sein d’une intercommunalité de gestion se dégage et redonne du sens à cette mission essentielle pour le lien humain dans les villages et l’avenir des territoires ruraux.