Le maintien des communes, surtout des petites communes rurales, est un marronnier de la vie politique qui revient, comme les saisons, à intervalles réguliers. Cela donne lieu à un affrontement, parfois violent, entre deux mondes qui semblent irréconciliables. Un décryptage rapide du débat est nécessaire pour poser les bases d’une réflexion plus sereine, permettant selon nous la recherche d’une troisième voie plus féconde pour l’avenir du monde rural.

Comment ne pas débuter ce tour d’horizon en soulignant en préambule que les Français restent, le plus souvent, très attachés à leurs communes ! Même si ce sentiment tend très lentement à s’éroder, du fait notamment des éléments présentés précédemment pour les communes rurales, il apparaît dans de
nombreux sondages d’opinion que la commune est l’échelon jugé le moins négativement.

L’Observatoire de la vie publique a, par exemple, publié son baromètre annuel en 2017 : seuls 49 % des Français jugent “efficaces” les collectivités territoriales et ce chiffre tombe même à 44 % pour les habitants des communes rurales ! Dans ce tableau peu enviable pour les collectivités, c’est pourtant la commune qui est largement en tête du classement en réponse à la question “Quel niveau de collectivités territoriales vous paraît le plus efficace ?”. C’est aussi aux élections municipales, que les taux de participation sont les plus élevés, notamment en milieu rural, ce qui témoigne à la fois de la priorité accordée à l’échelon local pour l’action politique et de son capital identitaire. Alors pourquoi sont-elles menacées alors qu’elles sont les collectivités les plus appréciées des Français ?

Avant de répondre au pourquoi, il convient d’abord de savoir qui veut “abandonner” les communes aujourd’hui alors que, depuis le premier essai de 1971 et la loi Marcellin qui visait à les fusionner, toutes les tentatives pour en supprimer un grand nombre se sont soldées par un échec. Comme elles sont
populaires, rares sont les élus et même les organismes de recherche et autres think tanks à réclamer leur suppression. Dès lors, c’est l’administration centrale et surtout Bercy qui sont soupçonnés de les avoir dans le viseur.

La haute administration est accusée d’entretenir l’idée selon laquelle moins il y aurait de communes, moins cela coûterait d’argent à l’État, poursuivant ainsi une logique purement comptable. Par ailleurs, il est reproché à la Direction générale des collectivités locales (DGCL*) de chercher à se simplifier la vie, en traitant avec 1600 intercommunalités plutôt qu’avec 36 000 communes ! Dès lors, cette haute administration adopterait une stratégie par étapes, “très sournoise”, qui viserait à tuer les communes par étouffement financier progressif en activant différents mécanismes (suppression de la taxe professionnelle en 2009, territorialisation progressive des dotations avec la création du FPIC* en 2012, DGF territorialisée avec une dotation de centralité au niveau intercommunal…) au bénéfice des intercommunalités pour conduire les communes à se regrouper en leur sein, en espérant qu’elles finiraient par les absorber.

Ce serait aussi l’objectif final de la loi sur le non-cumul des mandats qui a promu une génération de parlementaires horssol… peu enclins à les défendre… L’origine de cette défiance vis-à-vis des communes est au moins aussi importante que les raisons qui sont invoquées. En effet, cette défiance des forces
vives rurales (élus, associations, entreprises, corps intermédiaires locaux…) vis-à-vis de la haute administration parisienne n’a jamais atteint une telle intensité.

Notre longue pratique à la fois de la vie politique et de l’action publique locale et nationale nous permet de confirmer cette tentation ancienne et latente de suppression des communes, notamment rurales, par l’administration centrale et ses grands corps jacobins. Cette volonté non dite, à dessein, tapie dans l’ombre, conduit finalement à un affrontement stérile et destructeur pour le pays et le monde rural, y compris quand certains chercheurs, comme le géographe Jacques Lévy, utilisent une sémantique vexante pour les élus locaux : quand il dit que “nos communes sont des fossiles” (2013), ce propos
n’est pas utile pour se poser collectivement les bonnes questions et apporter les meilleures réponses possibles pour évoluer. Un rapide tour d’horizon des arguments des “pour” et des “anti” est en effet plus pertinent que les effets de manche médiatiques sur ce sujet.

Quels sont leurs arguments pour supprimer ou rationaliser drastiquement les communes rurales ? De manière schématique, trois arguments sont couramment développés. Le premier a trait à l’ancienneté du découpage administratif qui date de la Révolution, la commune a été un des éléments fondateurs de la République française, ce qui pour ses détracteurs est le symbole d’une structure dépassée. Il est vrai qu’“en milieu rural, le maillage communal a reproduit le plus souvent la trame des paroisses de l’Ancien Régime. Ces structures ecclésiastiques étaient elles-mêmes calquées sur la répartition de l’habitat et des centres de la vie quotidienne des communautés paysannes qui occupaient alors l’essentiel du territoire français. Ainsi, les quelque 36 000 municipalités font référence, indirectement, à des formes spatiales de l’occupation humaine des campagnes, laquelle s’est généralisée dans le courant de l’époque médiévale, l’essentiel de la trame étant constitué dès l’an 1000.” (Jean-Baptiste Grison, 2012)

Les mutations profondes évoquées précédemment ont donc bouleversé cette vieille trame administrative dans la mesure où les populations ont considérablement évolué dans leur occupation spatiale. On entend souvent dire que nous sommes les derniers en Europe à ne pas avoir fait évoluer drastiquement notre maillage communal. Les études approfondies sur cette question sont toutefois beaucoup plus nuancées car il n’existe pas d’organisation homogène et chaque pays affiche ses spécificités, notamment historiques, statutaires et liées à la densité de population.

Alors pourquoi l’État a-t-il maintenu ce découpage ?
Certains historiens avancent l’argument de la défiance du pouvoir central vis-à-vis des villes, dès l’origine de sa création. Dès lors, l’État aurait conclu une alliance avec les notables des campagnes contre les grandes villes, d’où une certaine puissance accordée aux communes et plus tard aux départements. Sur le principe du “diviser pour mieux régner”, l’État aurait entretenu ce maillage de 36 000 localités pour leur imposer plus facilement son autorité. Si la thèse est tout à fait crédible, elle est dénoncée aujourd’hui par les partisans d’une réduction drastique du nombre de communes, dont l’administration centrale, qui historiquement a pourtant officiellement défendu ce système pour mieux l’encadrer, ce qui, vous en conviendrez, ne manque pas de piquant !

Le deuxième argument complémentaire au premier se focalise sur la trop faible taille de très nombreuses communes, qui les empêcherait d’être à la hauteur des enjeux d’aujourd’hui et surtout de demain sur les questions d’urbanismes, de transports, de services publics… Poussée à l’extrême et souvent mise en avant par les détracteurs des communes, arrive dans le débat la question des très petites communes rurales. En 1999, plus de 1000 communes comptaient moins de 50 habitants. “Inexistante au moment de la création des communes, la très petite commune est apparue progressivement au fil des décennies, mais ne disparaît pas par le bas, les dépopulations étant extrêmement rares. Ce patrimoine se maintient.” (J.-B. Grison, 2012)

Devant ce constat, il est souvent préconisé de réduire le nombre de communes et ainsi de créer des entités avec un nombre moyen d’habitants bien supérieur à celui d’aujourd’hui. Les modes opératoires divergent mais l’idée générale est là. Par exemple, Agnès Verdier-Molinier (2015), directrice de la Fondation pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques (IFRAP), plaide pour un renforcement des communes par la fusion de communes et intercommunalités avec, à l’horizon 2030, l’objectif de créer 5000 “supercommunes” absorbant les compétences des unes et des autres. Selon elle, la France s’est égarée dans la tentative de promouvoir les intercommunalités, échelon peu lisible pour le citoyen, sans économies liées à la mutualisation et sans réduction sensible des dépenses du bloc communal. Agnès Verdier-Molinier estime que si la France avait, dès les années 1970, impulsé un mouvement de fusions volontaires, les communes françaises auraient en moyenne 3400 habitants et non 1700 comme aujourd’hui. Elle mentionne l’exemple de la Suisse, où les communes sont passées de 3021 habitants en moyenne en 1990 à 2352 aujourd’hui.

Autre approche sur la base des communes nouvelles, celle défendue en 2015 par Philippe Laurent, secrétaire général de l’Association des maires de France et maire (UDI) de Sceaux, pour qui le problème ne vient pas du trop grand nombre de communes mais du fait que beaucoup de communes sont très petites. “Elles n’ont donc aucune possibilité de faire quoi que ce soit. Il faut effectivement alors passer par le travail avec les communes voisines. Le remède, c’est la fusion. Ça n’a pas marché par le passé car c’était fait de manière autoritaire. C’est pour cela qu’on a créé les intercommunalités, dont l’objectif n’est pas tant la gestion technique de services – qui était déjà assurée par les syndicats – que la mise en place de projets politiques. Mais comme on veut faire des intercommunalités des gestionnaires, elles ont un problème de légitimité, car c’est au maire que les citoyens s’adressent pour leurs problèmes quotidiens”. Pour lui, la seule façon de s’en sortir est de passer progressivement à 10 000 communes, avec 1500 intercommunalités de 10 communes chacune environ. De son côté, Vincent Aubelle (Osons la décentralisation, 2014) plaide pour un projet similaire via des communes de 4000 à 5000 habitants et des grandes intercommunalités de 100 000 à 150 000 habitants, en insistant peut-être davantage sur le troisième reproche fait au système communal actuel à savoir la capacité à réellement mettre en oeoeuvre les compétences attribuées par la loi.

Il part du constat qu’en créant des grandes intercommunalités tout en gardant les communes en l’état, on leur transfère toutes les compétences, qu’elles n’arriveront pas à gérer. Il faut donc complètement repenser l’exercice des compétences entre communes et intercommunalités afin d’éviter de transférer aux EPCI* (Établissements publics de coopération intercommunale) toutes les compétences de proximité qu’ils ne sont pas en mesure de traiter. Pour lui, les intercommunalités devraient occuper une position de stratège à l’échelle d’un Schéma de cohérence territoriale (SCoT*) : développement économique,
aménagement du territoire, logement, transports et santé. Surtout, elles pourraient peser face aux grandes régions et à leurs pouvoirs prescriptifs.

Il mobilise l’exemple japonais et sa réforme de l’échelon communal. Les Japonais sont partis du besoin pour faire vivre la communauté : par exemple, quelle est la population nécessaire pour faire fonctionner des écoles et un collège ? La réponse est 5000 habitants. Cela a servi de base pour le nouveau découpage communal. Il prône donc le modèle de la commune nouvelle qui permet de régler les périmètres et les rapports avec les communes déléguées, mais surtout permet de répondre aux questions d’aménagement et de structuration du territoire communal. Au 1er janvier 2019, le nombre de communes vient donc de passer sous la barre des 35 000 avec encore en 2018, la création de 200 communes nouvelles en lieu et place de 600 communes. Le Sénat est allé plus loin fin 2018 en donnant la possibilité pour des communes nouvelles issues de la fusion de municipalités membres d’un ou plusieurs EPCI à fiscalité propre de prendre aussi le régime intercommunal. C’est un peu une commune-communauté qui peut permettre plus de solidarité mais risque par ailleurs de détricoter l’intercommunalité existante. Il convient donc de faire preuve de prudence avec cette commune hybride.

Plus globalement, émerge aussi depuis quelques années une tendance prônant une commune qui se concentre uniquement sur le maintien du lien social, ce qui sous-tend de transférer les autres compétences au niveau intercommunal. Ce rapide tour d’horizon des arguments développés par les tenants de la suppression ou de la rationalisation sévère du nombre de communes, notamment rurales, fournit un cadre de réflexion fécond lorsqu’il est placé en face des arguments mis en avant par les défenseurs du modèle communal actuel.

Quels sont les arguments avancés par les défenseurs des communes rurales ? Quatre arguments majeurs se dégagent des différentes prises de position en faveur des communes rurales. Le premier – et le plus développé – consiste à mettre en avant la commune comme socle démocratique. Supprimer la commune reviendrait à mettre à mal la démocratie, par ailleurs déjà bien mal en point, ce qui se traduit par la baisse de la participation aux scrutins, des comportements inciviques, le mouvement des “gilets jaunes”…

Pour l’Association des maires de France (AMF), la commune est l’élément décisif de la vie démocratique. Affaiblir celle-ci conduit aussi à éloigner le pouvoir de décision du citoyen. La commune étant la base du vivre ensemble, la remettre en cause revient à remettre en cause un modèle de société. La plupart du temps, en milieu rural, les citoyens connaissent leur maire et l’équipe municipale. C’est finalement sur eux que repose une partie du lien social. En milieu rural, force est de constater que la seule présence institutionnelle de la démocratie, c’est la commune ! Le maire, c’est à la fois un conseiller, une assistante sociale, un défouloir… Son rôle est à ce titre essentiel.

La création des communes nouvelles avec le statut de communes associées sans que les conseillers municipaux soient nécessairement issus du village fusionné, est aussi souvent critiquée sous l’angle démocratique. En effet, dans ces petites communes, bien souvent les conseillers municipaux sont volontaires ou poussés à être volontaires pour s’investir bénévolement pour l’intérêt général au sein de la commune. Alors pourquoi les supprimer au moment où l’individualisme est dénoncé ? En creux, c’est également le problème démocratique au sein des intercommunalités qui est soulevé.

Le deuxième argument cible une tendance à délégitimer le maire dans son exercice quotidien et ainsi le fragiliser vis-à-vis de ses concitoyens. Récemment, l’AMF a par exemple fustigé la loi portant sur l’évolution du logement, de l’aménagement et du numérique (loi ELAN). Cette loi entérine l’exercice par l’intercommunalité de la plupart des compétences en matière d’habitat avec notamment la création de deux outils dérogatoires au droit commun des opérations d’aménagement : le PPA (Projet Partenarial d’Aménagement) et la GOU (Grande Opération d’Urbanisme). La GOU permettrait dès sa création le transfert au président de l’intercommunalité de la compétence en matière de délivrance des autorisations d’urbanisme même si les communes y sont défavorables.

L’AMF s’y oppose au motif que cela porterait une atteinte injustifiée à la légitimité démocratique du maire et de son équipe. Il en va de même sur le transfert automatique du pouvoir de police concernant l’habitat indigne (c’est une forme de ce que l’on appelle le “mal logement”) du maire au président de l’intercommunalité, pour les mêmes motifs. Dans le même ordre d’idée, l’Association des maires ruraux de France (AMRF) dénonce aussi le fait que les préfets ou les présidents de département passent de plus en plus souvent en direct par les présidents d’intercommunalités pour définir les orientations stratégiques.

Le troisième argument dénonce, via l’affaiblissement des communes, une tendance forte à la concentration des services et des moyens dans les villes ou les bourgs ruraux. L’AMRF et des maires de petites communes, notamment à l’occasion de leurs voeux à la population en janvier, expriment la crainte de l’inexorable regroupement des écoles, des casernes de pompiers, des gendarmeries, des services techniques dans les villes ou les bourgs principaux au détriment de leurs villages.
Ce mouvement est souvent exprimé sous la forme d’une inquiétude pour l’avenir, avec un moins bon accès potentiel pour les personnes les plus fragiles. Sur un débat plus technique, cette crainte est aussi exprimée par exemple concernant le FPIC (Fonds de péréquation des ressources intercommunales
et communales) censé être un instrument de solidarité entre les communes à l’échelle de l’intercommunalité mais qui parfois, aujourd’hui du fait de l’obsolescence des bases de la taxe d’habitation, va à l’encontre de son objectif, avec des communes plus riches qui contribuent peu. Pour contourner ce souci, l’AMRF propose en avril 2018 la création d’une dotation de solidarité communautaire votée à la majorité qualifiée qui s’appuierait sur des critères objectifs de richesse ou la création de commissions avec des conseillers municipaux autres que les délégués…

On sent bien ici poindre une défiance forte entre les communes rurales et l’intercommunalité et il y a fort à parier que, dans de nombreux territoires, si un référendum “pour” ou “contre” l’intercommunalité se tenait le week-end prochain, le résultat pourrait être au détriment de l’intercommunalité pour de multiples raisons.

Le dernier argument développé se centre sur le sentiment de devoir évoluer à “marche forcée” via des injonctions venues “d’en haut”. Les fusions de communes se font sur la base du volontariat. Dans certains départements, les préfets ont actionné ou actionnent encore des mécanismes financiers de subventions pour emmener une décision favorable à la fusion. La loi prévoyait aussi que les communes nouvelles créées avant le ler janvier 2016 bénéficieraient du gel de la baisse de leur dotation pendant trois ans. Mieux, celles dont le nombre d’habitants était compris entre 1000 et 10 000 habitants avaient en plus le droit à une majoration de 5 %. Dans une période de forte réduction des dotations, ce mécanisme a souvent été vécu par les maires ruraux comme un chantage entre la fusion ou la paralysie financière ce qui, convenons-en, n’est pas la meilleure formule pour bâtir une dynamique collective locale.

Cette dimension coercitive et purement financière développée par l’État est certainement à la base de nombreuses crispations. L’AMRF souligne souvent que la mise en place d’une intercommunalité couperet, obligatoire, désincarnée, prônée par le législateur depuis 10 ans est un contresens historique de la loi de 1992 qui a fondé l’intercommunalité. L’association a d’ailleurs très récemment demandé à ce que soit réaffirmé le principe de liberté municipale. Elle souhaite aussi que l’intercommunalité soit replacée comme un outil de réflexion et de solidarité au service des communes en mettant fin à tout transfert obligatoire de compétences et à l’incitation via la DGF bonifiée (dotation globale de fonctionnement). Elle demande que, prioritairement, la décision de créer, modifier ou supprimer l’intercommunalité soit attribuée aux élus territorialement concernés, l’avis de la Commission départementale de coopération intercommunale (CDCI*) pouvant être sollicité en cas de désaccord et le préfet n’ayant plus un avis prépondérant.

On peut donner tort ou raison aux différents arguments développés de part et d’autre mais ce qui apparaît fortement, c’est qu’une opposition frontale est complètement stérile et sans issue. Or, le monde rural a besoin d’inventer un nouveau modèle dans la sérénité, en recherchant un équilibre qui débouche sur une confiance partagée tant localement qu’avec le pouvoir central. Au préalable et avant de proposer des orientations, il nous apparaît donc primordial de mettre en lumière une erreur fondamentale dans l’analyse collective actuelle, à savoir la confusion entre commune rurale et village.