La disparition du village de notre enfance nécessite la construction de nouvelles formes de solidarités de villages, complémentaires à une intercommunalité renforcée d’équipements et de services. Notre modèle social est fortement questionné depuis plusieurs années, avec des sujets allant de la critique d’une certaine forme d’assistanat à la dénonciation de trop grandes inégalités de traitement social ou d’accès aux services publics sociaux. Il n’est donc pas facile de s’y retrouver et le mouvement des “gilets jaunes” le réinterroge aussi avec des questionnements bruts et souvent tranchés. Il nous semble aussi que le monde rural est particulièrement bien profilé pour inventer de nouvelles formes de solidarités, car les liens de proximité entre les habitants y sont un peu plus visibles qu’ailleurs.
Depuis une trentaine d’années, la société – pas seulement rurale – vit une transformation de grande ampleur avec une rapidité inédite. Cette transformation globale touche des pans entiers de la vie quotidienne des Français : le rapport au travail, le rapport à l’âge (et au grand âge), le rapport à l’instruction et à l’information, le rapport à la famille, donc finalement le rapport à l’autre. Comme le décrit très bien Jean-Louis Sanchez en 2016 dans ses travaux au sein de l’observatoire national de l’action sociale, “la question sociale se caractérise aujourd’hui non seulement par une expansion de la vulnérabilité économique (chômage de masse, précarité de l’emploi) mais aussi par le développement d’une vulnérabilité relationnelle (fragilité des liens sociaux et repli sur soi) et d’une vulnérabilité identitaire (déficit de repères partagés par tous)”.
Nous avons abondamment abordé ces sujets en les identifiant au sein des quatre grandes pathologies dont souffre le monde rural. Ces différents processus de vulnérabilité ont fragilisé, ou davantage mis en lumière la fragilité, d’un certain nombre de nos concitoyens : enfants en danger, personnes âgées, personnes handicapées, chômeurs… En milieu rural, il y a une trentaine d’années, ils étaient présents au sein du tissu familial ou villageois mais moins visibles et leur avenir était plus bouché. C’est la raison pour laquelle le législateur s’est efforcé de répondre à ces besoins sociaux par des dispositifs de plus en plus ciblés (allocation personnalisée d’autonomie, revenu de solidarité active, informations préoccupantes pour l’enfance en danger,
prestation de compensation du handicap…). Les départements connaissent parfaitement ces dispositifs qui ont considérablement amélioré la prise en charge de ces publics. Il faut le dire et le rappeler sans cesse.
Toutefois, cette effervescence réglementaire et le primat de l’allocation financière sur l’accompagnement humain peuvent donner le sentiment que la demande sociale explose et que, si de nombreux problèmes matériels ont été résolus avec ces dispositifs, les difficultés d’intégration sociale, notamment collectives, ont davantage bégayé… Fort de ces constats, est apparue ces dernières années, notamment au sein des départements en charge des solidarités sociales, une réflexion relative au développement social local qui vise à refonder les modes d’intervention sociale. Cette réflexion propose de “consolider la solidarité des droits par le développement d’une citoyenneté active et la revitalisation des solidarités naturelles (familiales et de voisinage). Ce qui passe par le développement d’initiatives (culturelles, éducatives, sportives, festives…) aptes à impliquer tous les acteurs locaux, dans une logique d’intégration des populations fragilisées” (J.-L. Sanchez, 2016). Ce n’est donc pas un nouveau dispositif mais davantage une nouvelle conception de l’action sociale, un état d’esprit qui appréhende les populations non pas à travers leurs difficultés mais aussi selon et avec leurs potentiels.
Dans ce concept de “développement social local”, il y a le mot “local” qui témoigne d’un mode d’action du même type que celui que nous avons mis en oeoeuvre au niveau de l’emploi, des usages numériques et de la santé. Il donne le bon niveau d’échelle pour agir en s’appuyant sur l’ensemble des forces vives d’un territoire pour renforcer la cohésion et développer une approche globale des individus et une vision plus transversale des interventions en leur direction. Dès lors, une réponse sociale spécifique à chaque territoire devient possible permettant de nouer des partenariats, de mener des expérimentations. C’est aussi et enfin la reconnaissance d’une dimension stratégique de l’action sociale, de son rôle d’impulsion et de médiation. Pour les acteurs sociaux traditionnels, cette nouvelle approche de travail nécessite de s’engager dans une évolution forte pour passer d’une logique de métier à une logique de mission, pour une prise en charge globale des usagers et non plus uniquement partielle. Le département des Hautes-Pyrénées a été un des premiers départements à se lancer fin 2015 dans l’élaboration d’un schéma de développement social local sur ces bases, depuis que la loi du 27 janvier 2014 le permet, et surtout qu’un épisode de “crues” dans le département en 2013 a fait prendre conscience du besoin d’une mobilisation collective,
solidaire et globale.
Nous proposons donc sur la base de cette approche du développement social local et sa déclinaison possible en schéma départementaux, deux dispositions concrètes pour le monde rural :
- 1re disposition : construire une armature départementale de centres intercommunaux d’action sociale (CIAS*) en lien avec les stratégies d’implantations des antennes sociales des départements et surtout avec une acceptation souple du CIAS permettant aux communes de s’organiser comme elles l’entendent et non pas uniquement autour d’un seul CIAS, mais plutôt de plusieurs au sein d’une communauté de communes. L’idée n’est pas de supprimer les centres communaux d’action sociale existants (CCAS) mais de les recentrer sur quelques actions opérationnelles (repas et colis annuels pour les anciens…) qui s’imbriqueraient intelligemment avec le bouquet de compétences sur mesure et progressif du CIAS – l’exemple de la commune de Lavoncourt en Haute-Saône, qui a su fédérer les démarches sociales de la population et des élus d’une dizaine de petites communes, est un excellent exemple de ce qui peut être fait et donne des résultats très satisfaisants.
- 2e disposition : développer une démarche de “retour sociétal local” dans les collectivités rurales afin d’approfondir leurs modes d’action et consolider leurs liens avec les forces vives locales qu’elles mobilisent dans leurs démarches de développement social local. On pourrait s’inspirer des approches d’achats responsables et des démarches du type “BIOM attitude” qui consiste à mobiliser un indicateur qui mesure ce qu’une entreprise ou un organisme reverse à son territoire sous forme d’emplois, de formation, de fiscalité (financement des services publics), de dépenses pour la biodiversité locale… Par exemple, le département des Hautes-Pyrénées, dans le cadre de sa démarche de “développement social local”, a évalué à 88 % la part de ses dépenses qui revient sur son territoire. Cela permet de communiquer avec les habitants, d’adapter par des critères construits, donc légaux, ses procédures de marchés publics et de stimuler aussi les acteurs locaux dans l’offre qu’ils peuvent construire pour répondre aux besoins du département.
Ce train de 11 mesures témoigne de notre confiance et de la primauté de l’approche humaine sur des considérations administratives, techniques, ou purement financières, certes importantes, mais pas suffisantes pour relever les défis sociétaux du monde rural.