Si la question n’était pas aussi importante, elle pourrait faire sourire. C’est par exemple le cas lorsqu’un récent Premier ministre expliquait qu’avec deux fois moins de fonctionnaires d’État dans un département rural comme la Haute-Saône, l’État allait faire plus car il serait plus agile. Hors ses missions régaliennes (sécurité, justice, défense) que personne ne lui conteste et qui sont indispensables, la présence de l’État dans un département comme la Haute-Saône se résume à une cinquantaine de fonctionnaires répartis entre la préfecture, la direction des territoires et au sein d’antennes départementales squelettiques des directions ou agences régionales, le tout avec très peu d’agents de catégories A. Nous avons donc sous les yeux, au quotidien, depuis déjà plusieurs années, un État qui fait semblant d’administrer encore le monde rural mais qui ne dispose plus en réalité d’une capacité d’ingénierie suffisante pour accompagner les initiatives locales. Cela ne l’empêche pas de faire “comme si”, ce qui est pire ! Un rapide tour d’horizon de cette présence dans les mots et de cette (in)capacité d’action plus cosmétique que réelle en est la parfaite illustration. Le cas des services déconcentrés de l’État sur des compétences transférées aux collectivités, souvent depuis très longtemps, est le parfait exemple d’une volonté du corps préfectoral de garder des moyens pour, au mieux, exister un peu, et pour, au pire, “contrôler ces collectivités qui font n’importe quoi !”…

Alors que le sport est une compétence partagée entre les différents niveaux de collectivité et que l’État ne participe quasiment plus financièrement sur ce champ, il garde à l’échelle régionale et à l’échelle départementale une organisation “jeunesse et sports”. Cette dernière change d’appellation tous les deux ans au gré des réformes mais les équipes (qui fondent comme neige au soleil) demeurent, avec un micro-budget, un directeur, des postes de secrétariat, des instructeurs… On pourrait multiplier les exemples de cet émiettement et de cette dilution des responsabilités dans les champs de l’enfance en danger, de la formation, de l’apprentissage, de l’emploi, de l’eau, de l’assainissement, des gestionnaires de collèges et de lycées… et s’en amuser. Mais pouvons-nous encore longtemps accepter les mauvaises raisons qui conduisent à cet immobilisme et à ces artifices ?

Les vrai-faux guichets uniques sont aussi une belle illustration de l’incapacité de l’État à mettre en pratique ses belles paroles. Alors que la notion de guichet unique (règles, pièces demandées, instruction, programmation et liquidation uniques) se développe entre les différents niveaux de collectivités – de manière encore trop lente à notre goût, c’est vrai – l’État ne le fait que très rarement, et, dans certains départements, jamais.

Selon l’appétence du préfet du moment, des accords sont trouvés pour aller plus ou moins loin dans la démarche, mais jamais jusqu’au bout de la logique qui génère des économies de postes, facilite la vie des porteurs de projets et permet d’améliorer la productivité, l’efficacité, la réactivité et la cohérence de l’action publique… des arguments que tous les présidents de la République adopteraient sans hésitation tant ils vont dans le sens des attentes des élus locaux, des entreprises, des associations, de nos concitoyens… et de leurs propos !

Les contrats ou les appels à projets où l’État recycle dans l’urgence des démarches existantes pour faire croire qu’il agit pour le monde rural sont aussi savoureux. Les contrats de ruralité de 2016-2017 sont les derniers exemples en date. Le CGET annonce fièrement dans son rapport d’activité 2017 que 450 contrats de ruralité ont été signés dans tous les départements ! Cela donne bonne conscience depuis Paris mais cela interpelle quand on sait qu’ils ont consisté dans la plupart des cas, à recycler les contrats existants dans l’urgence (en Haute-Saône, les contrats de développement PACT 2014-2019 entre le département et les communes de communes ont été recyclés avec notre accord). Une démarche contractuelle de ce type avec l’État devrait donner lieu à un diagnostic de fond partagé, à la définition d’une stratégie commune et à un plan d’actions où convergent les priorités de l’État et celles des principaux acteurs du territoire… mais les sous-préfets ne pouvaient mener ce travail en quelques mois ! On pourrait aussi citer les contrats de ville avec plus de vingt signataires et s’en amuser. Mais pouvons-nous encore longtemps accepter les raisons qui conduisent à cet immobilisme et à ces artifices ?

Il en va de même quand tous les présidents de région, dans une tribune du journal Le Monde du 24 avril 2018, dénoncent un “État qui est dans l’incapacité de porter des projets d’investissements vitaux pour nos territoires, qu’il s’agisse de mobilité (trains, routes, ports) ou d’énergies nouvelles (éolien, hydrolien)”. Ils pointent ainsi comme illustration le retard catastrophique pris sur le volet transport des contrats de plan Étatrégion (CPER 2014-2020) où l’État n’a engagé que 25 % des crédits prévus, conduisant chaque région à avancer sa part pour que les projets d’infrastructures indispensables ne prennent un retard trop important. On pourrait se féliciter de voir des collectivités plus rapides que l’État pour mener des travaux d’envergure. Mais là encore, pouvons-nous encore longtemps accepter les mauvaises raisons qui conduisent à cet immobilisme
et à ces artifices ?

Nous sommes dans un cas de figure similaire lorsque s’accumulent les retards de paiement des aides européennes aux agriculteurs dus à la seule responsabilité de l’Agence de service et de paiement (ASP), l’opérateur de l’État imposé aux régions au moment de la décentralisation des fonds européens en 2014. Cette situation, liée à des choix d’ingénierie frappés du sceau du jacobinisme et de défiance de l’État vis-à-vis des régions, met tous les partenaires dans une grande difficulté et plonge dans une tension extrême le monde agricole déjà fortement sous pression. On peut minimiser les impacts et les relativiser, mais devons-nous encore longtemps accepter les mauvaises raisons qui conduisent à cet immobilisme et à ces artifices ?

Il en va de même lorsque l’État annonce son retour, évoqué plus haut, dans l’ingénierie territoriale qu’il avait délibérément abandonnée depuis des années à travers la directive nationale d’orientation sur l’ingénierie d’État dans les territoires publiée le 10 mars 2016. Cette dernière affiche une ambition claire, positionner l’État dans le rôle de l’expert, incitateur, facilitateur. Ses services déconcentrés seraient ainsi appelés à développer “une approche territorialisée des politiques publiques” pour aider les collectivités à élaborer et à suivre leurs projets de développement. L’État voit sa présence comme stratégique et ciblée pour “garantir la cohérence et la solidarité territoriale”.

Pour ce faire, des “nouveaux conseils aux territoires” (NCT) seraient mis en place dans les services déconcentrés, qui devront poursuivre trois principaux objectifs : “l’aide à l’émergence de stratégies globales d’intervention ou de projets de territoires qui nécessitent d’articuler, de concilier entre elles plusieurs
politiques publiques thématiques”, “le soutien à la mise en oeuvre de politiques publiques prioritaires et accompagnement de projets”, et “l’appui méthodologique aux collectivités confrontées à des difficultés particulières” (précisions apportées par la note technique conjointe des ministères de l’Environnement et du Logement en date du 13 juillet 2016). Pour ce qui est de la Haute-Saône, nous n’avons toujours pas croisé de “nouveaux conseils aux territoires” (NCT), ni même entendu parler de leur existence… On pourrait s’en amuser – et peut-être s’en réjouir –, mais pouvons-nous encore longtemps accepter les mauvaises raisons qui conduisent à cet immobilisme et à ces artifices ?

Attardons-nous un peu sur la création mi-2019 (après des mois de discussions internes à l’État) de cette fameuse agence nationale de la cohésion des territoires voulue par le président de la République lors de la conférence nationale des territoires du 18 juillet 2017 ? Le monde rural se sent délaissé ? Alors, créons une agence chargée de lutter contre les fractures territoriales, ils n’y verront que du feu à grands coups de communication et d’annonces ! Sur le fond, nous ne croyons pas du tout à une quelconque efficacité de la part d’une agence nationale supplémentaire chargée de coordonner les différentes interventions de l’État. Comment l’État pourrait-il coordonner ses actions là où il n’agit déjà plus ? À quoi cela sert-il que l’État regroupe dans une superstructure l’ensemble des moyens dédiés aux zones en difficulté alors qu’il ne fait, en permanence, que recycler des moyens traditionnels ? Les derniers développements en 2019 devant le Sénat confirment cette situation où l’on va créer une agence qui fera doublon et qui finalement n’apportera rien ou si peu ! La frustration du monde rural est ainsi garantie et les parlementaires qui représentent ces territoires doivent veiller à ne pas servir de caution à ce type d’approche quand ils valident ce modèle.

Il faudrait certainement prévenir le président de la République et le Gouvernement qu’il n’y a pratiquement plus d’agents de l’État pour s’occuper de ces sujets en milieu rural et ce, depuis assez longtemps ! Sur la forme maintenant, on voit bien que malgré le discours présidentiel, cette agence arrive très difficilement à voir le jour ; sa création est sans cesse repoussée et elle aiguise les tensions au niveau des hauts fonctionnaires qui ne veulent surtout pas se voir absorbés (ANAH, ADEME, CGET, CEREMA…) dans un nouveau grand “machin” au service des territoires en difficulté ! On pourrait s’en amuser mais pouvons-nous encore longtemps accepter les mauvaises raisons qui conduisent à imaginer des solutions aussi peu opérationnelles ?

Enfin, comment ne pas terminer par une critique forte sur l’approche environnementale des services de l’État via le ministère du Développement durable (il change de nom au gré des gouvernements) et son bras armé dans les territoires : les DREAL (Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement). Si les composantes “aménagement” et “logement” ne posent pas de problème, il n’en va pas de même pour la composante “environnement”. Issues du Grenelle de l’environnement en 2008, des équipes entières ont été montées en région sur les sujets environnementaux. C’était une excellente nouvelle car les territoires ont besoin d’être accompagnés pour relever les défis environnementaux. Après 10 ans de pratique, quelle déception !

Entre des agents – militants associatifs avant d’être agents publics de l’État –, des bureaux d’études privés nourris à grands coups d’études décidées par quelques-uns sans jamais déboucher sur des opérations concrètes, des agents électrons libres et moralisateurs avec les élus locaux et des procédures interminables, n’en jetez plus ! L’effet est dévastateur sur la mobilisation des territoires concernant ces questions. Par ailleurs, la conception environnementale française basée sur une approche dogmatique, culpabilisante et coercitive est dramatiquement contre-productive. Les changements permanents de réglementation et de planification sont également très déstabilisants pour les actions entreprises. Les exemples de stop-and-go trop fréquents sur l’énergie solaire ou les dispositifs de défiscalisation pour l’amélioration énergétique des logements sont très éclairants. Comment construire une stratégie territoriale si le modèle économique change tous les ans ? La France n’a pas non plus réussi à “industrialiser” les travaux d’économies d’énergies dans les logements privés. Même si les programmes financiers de l’ANAH (Agence nationale d’amélioration de l’habitat) sont assez bien dimensionnés, la fragmentation de l’ingénierie et des accompagnements publics entre l’État, les régions, les départements, les communautés de communes, les pays et une multitude d’organismes nuit à l’efficacité du dispositif. Le service public de l’efficacité énergétique devrait être confié au département en milieu rural seul à même de réunir compétences, proximité et moyens financiers à la hauteur de l’enjeu ! On pourrait s’en amuser mais pouvons-nous encore longtemps accepter cette situation inefficace, clivante et dépensière alors qu’il devrait y avoir un consensus national sur ces questions pour retenir la meilleure façon de les traiter !

Il ne s’agit là que de la stricte vérité. Elle dérange le pouvoir central et sa représentation dans les territoires, elle dérange aussi de nombreux parlementaires girondins le week-end et jacobins au milieu de la semaine, mais c’est la réalité.