Les solidarités rurales : un peu de contexte
Il fut un temps où accoler « solidarité » et « ruralité » constituait un pléonasme. Par essence, les espaces ruraux ont, par le produit de leur longue histoire, été des lieux d’exercice intense de la solidarité. Si l’on reprend la terminologie du sociologue Emile Durkheim, les villages sont l’emblème d’une solidarité dite « mécanique ». Cette dernière se caractérise par la référence à des valeurs communes et des comportements sociaux similaires. Dans cette forme de solidarité, la conscience collective d’appartenance à la communauté -rurale en l’occurrence- prime. La solidarité rurale traditionnelle se caractérise donc par l’effort de tous pour organiser un espace au sein duquel chacun a une place et la maintient. Si cette conscience n’a pas disparu aujourd’hui, force est de constater qu’en ruralité, les relations sociales ont beaucoup évolué.
Pour Pierre Veltz (2018), la ruralité « est devenue une composante de la société globale, avec les mêmes évolutions, les mêmes espoirs, les mêmes problèmes ».
Progressivement, le village s’est effacé en tant que point d’ancrage de la vie rurale. Celle-ci s’est considérablement élargie avec le développement des mobilités. Par ailleurs, les espaces ruraux se sont urbanisés, avec des modes de consommation proches des milieux urbains.
Les mécanismes de solidarité n’ont pas été épargnés par cette évolution.
Ils ont même été ébranlés par ces processus.
Et pourtant, au regard des enjeux qu’elle présente et des attentes qu’elle cristallise, la solidarité rurale mérite d’être étudiée. La recréation des boucles de solidarité locale participe au bien-être des habitants et à la cohésion sociale. Elle est également une valeur largement plébiscitée par les 81% de français qui considèrent la vie à la campagne comme idéale (Ifop-Familles Rurales, 2018).
A travers le titre de la rubrique «Promouvoir un développement social en réactivant les solidarités locales », l’ambition du Labo Rural est définie.
Dans cette note introductive, notre objectif est donc de qualifier les solidarités rurales, leur évolution, et d’identifier les leviers institutionnels permettant un développement social inclusif.
1/Quand ruralité et solidarité ne vont plus de pair
Dans la grande majorité des territoires ruraux français, les mécanismes traditionnels de la solidarité ont été bouleversés. La densité des relations sociales a progressivement marqué le pas. L’organisation du temps rural a beaucoup évolué et la mobilité, comme la consommation, ont pris une part de plus en plus importante dans les modes de vie ruraux.
Ces deux constats sont le résultat d’une dissociation croissante des lieux de vie et d’une urbanisation progressive des campagnes. Le village ne constitue plus une communauté-repère et la vie rurale se morcelle autour de plusieurs lieux.
La dissociation des lieux de vie se caractérise par un véritable élargissement. Les mobilités quotidiennes se sont accrues et les lieux de résidence, de travail et de consommation ne se confondent plus. En 2020, selon l’enquête de l’Observatoire Société et Consommation (Obsoco), le temps hebdomadaire passé à se déplacer en milieu périurbain et rural s’élève à 9h58 pour une moyenne de 368 km. En 1960, faute de données fines, à l’échelle de la population, les Français parcouraient en moyenne 71 km par semaine.
Le périmètre de la vie rurale s’est donc considérablement élargi à l’échelle d’un bassin de vie, regroupant plusieurs communes. Les politiques publiques ont suivi le mouvement, notamment avec la fusion des régions (2015) et le regroupement des intercommunalités (2015, loi NOTRe). La réorganisation des services de ces collectivités et établissements publics -toujours en cours par ailleurs- a profondément impacté les citoyens. Elle a notamment contribué à un sentiment d’éloignement des services publics délivrés. Or, ces derniers sont des lieux d’exercice intense de la solidarité. Ils sont un médium entre les institutions et le citoyen et participent ainsi au maintien des populations et à la cohésion sociale. C’est pourquoi les initiatives qui visent leur regroupement -Programme France Services, Développement des tiers-lieux, soutien aux associations - sont un axe majeur de renforcement des solidarités locales.
L’effacement progressif de la solidarité rurale traditionnelle est aussi expliqué par l’urbanisation des campagnes.
On le voit d’abord dans les modes de vie. En effet, le niveau et les pratiques de consommation sont très homogènes entre les territoires ruraux et l’agglomération parisienne. En 2017, les ménages habitant une commune rurale consomment en moyenne 33 690 euros par an, contre 39 410 euros dans l’agglomération parisienne. Excepté le logement et les transports, la part du budget consacrée aux différents postes de consommation est similaire.
Ce point vient confirmer l’idée selon laquelle les milieux ruraux sont aujourd’hui des composantes de la société globale dans laquelle nous vivons.
Par ailleurs, nous constatons une urbanisation des campagnes à travers le paysage. Ceci est d’autant plus visible dans les communes rurales en expansion démographique. La création de lotissements est devenue depuis les années 1990 une solution récurrente. Si cette solution a permis de lutter contre le développement anarchique des zones pavillonnaires, elle est également associée à une urbanisation stéréotypée du paysage rural. La sociologue Françoise Dubost a notamment évoqué la non-prise en compte des externalités environnementales de ces constructions.
Ces facteurs ont contribué à réorganiser les relations sociales rurales et l’idée qu’on s’en fait.
Ces dernières ne sont pas moins denses, mais varient en fonction du groupe d’appartenance des individus.
Comme l’a montré Benoit Coquard dans Ceux qui restent, la solidarité rurale est devenue plus sélective. Il montre notamment comment les sociabilités s’organisent essentiellement autour de la « bande de potes ». L’entraide se situe en temps normal autour de ce groupe de référence qui se fréquente moins sur la place du village que « chez les uns chez les autres ». D’ailleurs, l’auteur explique que les rues de nos villages sont investies de représentations négatives. Elles ne sont plus vues par les jeunes ruraux comme un lieu de rencontre mais un lieu « d’errance ». Elles constituent moins un centre, où l’on se croise, où l’on partage, qu’un lieu de passage.
Progressivement, les mécanismes de solidarités rurales se sont effrités, conduisant à de profonds changements que les acteurs doivent mesurer à leur juste place. La réorganisation des relations sociales rurales vient heurter l’idée que l’on peut s’en faire. Elle a conduit la à des conséquences inattendues, qu’il nous importe de mettre en exergue.
2/La ruralité ne se reconnaît plus
La vision aménagiste de la solidarité, qui se contente de prendre l'équipement pour le service et adopte le bassin de vie comme périmètre d'action publique en lieu et place de la commune, génère deux phénomènes majeurs qui participent de la désorganisation des boucles de la solidarité rurale.
D'un côté, la dissociation sans cesse accrue du lieu de résidence et du lieu de travail depuis une vingtaine d'années délie la fonction sociale des institutions collectives à échelle communale.
Près de 65% des actifs sont des navetteurs, un chiffre qui monte à 72% pour les communes très peu denses (+10% depuis 1999), et la distance entre le domicile et le lieu de travail augmente de façon parallèle. Selon Jean Viard, cette situation donnerait naissance à une "démocratie du sommeil" dans laquelle l'électeur ne vit pas là où il vote. Cette transformation profonde des modes de vie implique ainsi une redéfinition du sens de la démocratie locale : la gestion municipale devient "défensive" (J. VIARD) c'est-à-dire qu'elle vise avant tout à préserver les ressources propres à l'économie résidentielle. Le conseil municipal n'apparaît donc plus comme l'agent mobilisateur et organisateur de la solidarité locale mais bien plutôt comme celui à qui les électeurs confient un mandat de gestion de la quiétude. Car dans ce schéma l'électeur n'est plus celui que l'on implique mais celui qu'on ne dérange pas. La vie publique communale, catalyseur majeur de la solidarité rurale, se contracte ainsi à mesure que l'aire de la vie quotidienne s'agrandit à l'échelle intercommunale, sous l'effet de l'accroissement des capacités et des nécessités mobilitaires.
C'est pourquoi, d'un autre côté, l'animation et la perception des lieux associés à la solidarité rurale se dégradent.
Si la commune de résidence n'est plus l'espace du travail, elle n'est plus davantage le lieu de consommation premier des ménages ruraux. L'augmentation des distances et de l'usage de la voiture accroît en effet les zones de chalandise des grandes surfaces alimentaires et commerciales ; un phénomène nettement perceptible à la régularité de la distribution spatiale de ces commerces dans les zones peu denses (un point tous les quinze kilomètres en moyenne) et favorisé par des décisions d'urbanisme largement répandues auprès des décideurs communaux et intercommunaux.
La conséquence est bien connue et non moins importante au regard de la solidarité rurale : les centre-bourgs sont désertés. Car les commerces du cœur du village sont contraints de fermer faute d'une taille critique de clientèle régulière, les logements sont délaissés au profit des zones pavillonnaires alentour et la population qui demeure est vieillissante. L'éloignement des services au public implique ainsi une évolution négative de la perception de la place du village et un déplacement des enjeux réputationnels au sein du village, dans la perspective de la thèse de Benoît Coquard évoquée plus haut : de la rencontre à l'errance, de l'affichage à l'effacement.
Les polarités villageoises, autour desquelles peuvent s'organiser des relations de solidarité directes, se sont progressivement étiolées au profit d'une rationalisation arithmétique de la production de services au public, organisée quant à elle à l'échelle intercommunale et guidée par les notions de densité et de bassin de vie.
Les opérations de revitalisation des centre-bourgs, s'ils ont le mérite de proposer une réponse à cette problématique cruciale, connaissent cependant des destins contrastés en fonction de la méthode qui les anime.
Un premier type de réponse, qui pourrait être qualifié de mécanique, consiste à mener une politique de travaux plus ou moins concertée avec la population, afin de modifier la trame viaire, les modes de circulation, le mobilier urbain... afin d'agrémenter le cadre de vie. Souvent inclus dans le premier, un autre type de réponse, fiscal et patrimonial celui-ci, consiste à municipaliser la gestion de certains services d'ordinaire dévolus à l'initiative privée ou bien d'accorder des avantages à qui voudrait s'installer de nouveau au coeur du village ou encore réhabiliter certains bâtiments en équipement public.
Mais bien souvent, faute d'impliquer la population ou de disposer des ressources nécessaires à l'animation de ces nouveaux lieux d'utilité publique, le service qu'ils doivent assurer ne peut pas être dispensé convenablement aux citoyens. Combien de cabinets médicaux sans médecins ou d'espaces de coworking vides de coworkers n'avons-nu pas vu en traversant la France des villages ?
Ces réflexes aménagistes, souvent conclus par des échecs en ce qui concerne la revitalisation des chaînes de solidarité locales, renforcent le sentiment de déclassement des villageois, précisément là où ils devaient le dépasser et assèchent des ressources capitales pour bâtir l'avenir des campagnes.
Il convient cependant de nuancer cet état de fait, en précisant par exemple que la municipalisation menée aux Voivres depuis trois décennies ouvre précisément la voie à un retissage des liens de solidarité communaux et ont relancé la dynamique de construction villageoise dans tous les domaines (démographie, éducation, travail, insertion...).
Mais c'est que ces opérations successives aux Voivres ont été pensées de manière cohérente à l'aune de la relance par la solidarité et non la simple et vague volonté de relance de la solidarité. La nuance est de taille. C'est elle qui permet d'envisager un autre type de réponse à la nécessaire reprise en main des cœurs du village : une vision collaborative.
Nous pouvons citer l'exemple de la commune de Cérilly, dans l'Allier, et sa collaboration avec l'association Polymorphe pour réhabiliter un immeuble du centre-bourg en tiers-lieu qui agit comme un guichet de services de proximité utiles à la vie quotidienne du village. En moins de trois ans, l'association a réhabilité et participé à la renaissance de la Ferme du Rutin, à quelques kilomètres du centre-bourg, et entraîné dans son sillage tout un écosystème associatif local. Le maire a ainsi décidé de lui confier le projet de réhabilitation d'un bâtiment au centre de la commune. Les dimensions, les échéances, les services produits par cette œuvre commune peuvent donc être parfaitement calibrés aux attentes et aux capacités des citoyens de la commune.
Ces deux exemples prouvent que la solidarité n'a pas été balayée par les orientations aménagistes dans les zones rurales. Mais ils témoignent de la nécessité d'une collaboration attentive entre élus et citoyens afin d'enchâsser une série d'actions réalistes dans un horizon maîtrisable par tous.
3/Recréer des boucles de solidarité en favorisant les initiatives citoyennes
La solidarité en zone rurale pose la question de la perception de l’environnement de vie avec acuité. Car les mécanismes de redistribution de l’Etat, d’une grande générosité à l’égard des territoires peu denses et qui permettent d’assurer une réelle cohésion au niveau national, dans une perspective d’égalité territoriale, n’apparaissent pas comme la clef de la solidarité locale. Au contraire, les réflexes aménagistes et verticaux semblent avoir fragilisé le tissu des solidarités spontanées au cœur du village.
La capacité des citoyens à se saisir par eux-mêmes des défis auxquels ils se confrontent au quotidien révèle une large partie des ressources nécessaires pour recréer des boucles de solidarité et placer cette dernière comme le levier de la relance de l’économie quotidienne des villages.
Peut-être faudrait-il alors se dégager d’une vision verticale et silotée de l’action collective pour mieux cerner les ressorts de la solidarité rurale. Ceci implique de se tourner vers la notion de socialisation de la vie quotidienne dans les villages, qui permet d’assouplir, pour les renouveler, les cadres de l’action collective organisée en les orientant vers des réflexes collaboratifs.
Les solutions envisageables se mesurent ainsi à l’aune d’une matrice qui mêle systématiquement trois manières de libérer le potentiel de solidarité rurale : stimuler l’économie sociale de proximité, inventer de nouvelles formes de collaboration entre collectivités territoriales et accompagner la création de communs.
Sur le plan économique, l’économie sociale et solidaire (ESS) apparaît comme une évidence.
Ses modes de fonctionnement répondent intrinsèquement aux défis de l’existence quotidienne dans les zones rurales. Elle permet en effet de déployer des modèles capables de délivrer des services essentiels à la population de manière pérenne, en dépit de la faible densité, précisément car ses modèles d’affaires ne répondent pas à l’impératif de lucrativité. Par ailleurs, du fait de leurs règles de gouvernance, les structures de l’ESS reposent sur la collaboration multi-acteurs (public, privé, société civile). Ces deux atouts majeurs - non-lucrativité et gouvernance partagée - parviennent à souder des communautés d’action autour de projets territoriaux concrets et accessibles au plus grand nombre.
La composition des emplois en zone rurale témoigne d’ailleurs de la prégnance de l’ESS dans l’avenir des villages. L’ESS est en effet plus rurale que le reste de l’économie (7% des emplois de l’ESS sont ruraux, contre 5% dans le reste du pays) et la ruralité est plus ouverte à l’ESS que le reste du pays (13,8% de l’emploi contre 10,2% en zone urbaine). Tandis que le nombre d’emplois a baissé de 4,1% de 2008 à 2015 en zone rurale, le nombre d’emplois dans l’ESS rurale a lui augmenté de 4,9% sur la même période - essentiellement porté par le secteur associatif qui représente à lui seul 84% de cette croissance. De la fin des années 2000 au milieu des années 2010, le nombre d’emplois dans l’ESS rurale a ainsi cru de 0,7% par an en moyenne. [Source : Avise / TRESSONS…].
Sur le plan institutionnel, la montée en compétences du maire et du conseil municipal constitue un enjeu majeur pour dégager de nouveaux horizons propices à la redynamisation de la solidarité communale. Au moins un levier apparemment inexploré pourrait être mis en oeuvre afin de répondre à cet enjeu de manière efficiente : le co-portage et la co-soumission intercommunaux d’appels à projet et d’appels à manifestation d’intérêt au sein d’un même périmètre administratif, notamment la Métropole.
Ce nouveau périmètre d’action publique convie en effet à développer de nouveaux liens ville-campagne qui pourrait leur être mutuellement bénéfique. Cette proposition permettrait de développer, en l’organisant de manière incrémentale, un transfert de compétences de fait entre les services des grandes administrations intercommunales et les conseils municipaux ruraux. Elle a l’autre avantage d’intensifier de manière efficiente, au regard de la dépense publique, l’offre d’ingénierie à l’endroit des communes rurales. Bien que l’offre de l’Etat s’accroisse dans ce domaine, par le biais de l’ANCT, cette nouvelle échelle de coopération institutionnelle agirait de manière complémentaire pour satisfaire aux besoins locaux réels.
Par voie de conséquence, ce nouveau mode de travail ouvrirait de nouveaux programmes de travail et d’action publique locale en adéquation avec les capacités communales afin de maximiser le bénéfice de l’action publique auprès des populations rurales.
Enfin, sur le plan de la perception de l’environnement de vie, les solidarités rurales peuvent être nettement réactivées à travers la réhabilitation et la réappropriation collective du bâti et, plus largement, du foncier disponible. Sous ce regard, les villages apparaissent comme les détenteurs de ressources considérables qui pourraient être mises à profit d’une relance locale par la solidarité. Il s’agit bien entendu des chantiers participatifs et des services assortis aux bâtiments rénovés, devant être réalisés sur le même mode pour satisfaire à la fois le déficit de services au public de proximité au sein des villages et la volonté d’implication de la société civile organisée dans la gestion des ressources communes du village.
Les exemples abondent déjà en ce sens : tiers-lieu, café, restaurant, épicerie, librairie…. L’énergie citoyenne agit déjà en faveur de la renaissance des villages. La tâche consiste à généraliser l’approche participative car c’est à travers elle que le chantier lui-même et sa finalité partagent la même nature et le même bénéfice au service de la construction de communs au sein des villages. C’est la main elle-même qui œuvre pour remodeler selon les souhaits et les opportunités d’aujourd’hui un espace qui se dérobait jusqu’alors dans les franges peu maniables du bassin de vie.