Comme nous l’avons démontré, l’approche statistique de l’INSEE présente de nombreuses lacunes pour caractériser le rural et poser les bons diagnostics. Dès lors, il convient d’être prudent lorsque l’on utilise ces données qui bien souvent gomment les réalités. Il est toutefois fort instructif de constater que dans son rapport Regards sur les territoires de 2018 (Observatoire des territoires), le CGET* (Commissariat général à l’égalité des territoires) reconnaît que les inégalités territoriales sont réelles et qu’elles ont tendance à s’aggraver, mais il cherche tout au long des 156 pages du rapport à minimiser ou relativiser cette situation !

Et pourtant, le CGET, sur la base des données statistiques, a été obligé d’intituler un chapitre “Les inégalités de revenus”. On le sent très gêné. Il utilise une sémantique parfois savoureuse quand il constate “une polarisation croissante de tous les territoires par les plus grandes aires urbaines” ou encore que “les métropoles tirent globalement mieux profit des mutations économiques que les villes moyennes et les espaces ruraux”, ou bien encore l’identification de “quatre ensembles régionaux [qui] connaissent des évolutions différenciées : par leur dynamisme démographique et économique, les façades atlantique et méditerranéenne, ainsi que la vallée du Rhône, se distinguent d’un grand quart nord-est de la France affecté par la désindustrialisation et d’un centre dont la démographie est atone du fait d’un vieillissement marqué de sa population”.

Mais n’allez pas parler d’inégalités territoriales criantes et qui s’accélèrent ! Non, le CGET admet que c’est statistiquement complexe (ce qui est vrai !) et se contente d’y voir “la diversité des territoires avec des mouvements de convergence et de divergence” qui permettent “d’aller au-delà de l’idée de fracture territoriale opposant des gagnants et des perdants, des centres et des périphéries”. Au-delà de ce tour de passe-passe sémantique, il est triste que l’État avance l’argument de la diversité pour expliquer les inégalités, mais refuse cet argument ou cette approche pour adapter les moyens d’actions dans les territoires ! Cherchez la cohérence ! Ce rapport dégage clairement une tendance forte qui n’est pas une surprise avec, au tournant des années 2000, une métropolisation du travail, de la recherche, de la connaissance, de la culture… qui a bénéficié quasiment à tous les coeurs des grandes agglomérations au détriment de zones rurales et périphériques.

La croissance de l’emploi, qui était assez bien répartie géographiquement jusqu’à la fin des années 1990, s’est accélérée principalement dans les dix premières métropoles françaises. C’est dans ces ensembles de plus de 400 000 habitants que s’installent pour l’essentiel les cadres et que se développe le gros de l’économie, de la connaissance et des nouvelles technologies. Dans une étude de février 2018, France Stratégie montre qu’en 2011, 85 % des ingénieurs de l’informatique, 75 % des professeurs de l’information et de la communication et 69 % du personnel d’études et de recherche y sont localisés.

À l’inverse, les métiers fragiles restent fortement présents dans les aires urbaines de moins de 100 000 habitants : ouvriers de la mécanique, du textile et du cuir, caissiers… Nous y reviendrons, mais entre 1999 et 2014, l’emploi a progressé de 1,4 % par an en moyenne dans les métropoles mais seulement de 0,8 % sur le reste du territoire ! Au final, le CGET souligne que les habitants des communes isolées, situées en dehors des zones d’influence des pôles urbains, ont un revenu médian disponible (1 530 euros mensuels) plus bas que celui de toutes les autres catégories de territoires, et s’empressent de mentionner des cas particuliers liés à des régions viticoles, frontalières ou touristiques qui sont loin des influences urbaines mais présentent des revenus médians de haut niveau.

Merci au CGET, mais cela, nous l’avions identifié par nousmêmes ! Bien sûr, toutes les métropoles ou grandes agglomérations ne sont pas logées exactement à la même enseigne. Bien sûr, au sein même de ces espaces métropolitains, d’inégales dynamiques se font jour. Bien sûr, cette polarisation présente certains avantages dans la compétition mondiale actuelle… Nous ne nions pas ces processus mais pourquoi ont-ils été si longtemps cachés ? Pourquoi mettent-ils l’État si mal à l’aise ? Pourquoi les esquiver ? Pourquoi alors proposer de tout miser sur les métropoles en y concentrant encore plus d’argent public alors même que l’emploi urbain concentré coûte très cher (coût de l’immobilier, coût de la vie, coût environnemental, perte de temps dans les transports…) ? Est-ce que les grandes villes françaises ont toutes vocation à devenir des villes-monde ? Bien sûr que non ! L’idée est-elle de les transformer en métropoles… chinoises ? Ces questions sont essentielles pour l’avenir de la nation et les réponses ne vont pas de soi comme semble le penser l’idéologie urbaine dominante.

Nous l’avons vu, le rapport du CGET 2018 est imparfait statistiquement et utilise une sémantique défensive face aux inégalités territoriales. Il faut cependant reconnaître qu’il a le mérite de poser, dans une publication officielle, trois constats à prendre en compte dans nos réflexions :

- les écarts de revenus moyens par habitant entre les régions françaises (hors les régions d’outre-mer) sont réels, mais ils sont plus limités que dans de nombreux pays de l’Union européenne (Espagne, Italie…) mais aussi qu’aux États-Unis, au Canada, en Suisse, en Australie…

- il existe de fortes disparités à l’intérieur des régions françaises notamment celles qui comptent des métropoles, des espaces transfrontaliers et/ou touristiques ;

- le degré d’urbanisation est devenu une clef essentielle pour détecter et comprendre les inégalités de revenus en France. Si même l’État commence à admettre qu’il y a un grave problème d’inégalités territoriales et que ces dernières se creusent, c’est aussi grâce à des éclaireurs qui ont, depuis une dizaine d’années, cherché à dépasser le cadre statistique national pour construire des alternatives méthodologiques et mettre en lumière des inégalités territoriales !

Le géographe Christophe Guilluy a par exemple construit en 2015 un indice de fragilité, issu d’une méthode volontairement simple qui consiste pour chaque commune française à compiler huit indicateurs officiels la situant par rapport à la moyenne nationale (en dessous/au-dessus) pour la part d’ouvriers dans la population active, la part d’employés-ouvriers dans la population active, les temps partiels, les emplois précaires, les chômeurs, les propriétaires occupants précaires, les revenus et l’évolution de la part des employés-ouvriers entre 1999 et 2010.

Au final, chaque commune est caractérisée par une note de fragilité qui varie de 0 (pour les communes qui ont pour chacun des huit critères une valeur en dessous de la moyenne nationale) à 8 (pour celles qui ont pour chacun des huit critères une valeur au-dessus de la moyenne nationale). Plus l’indice de fragilité est élevé, plus il reflète un cumul de difficultés sociales. Le résultat est édifiant. Si l’on considère les communes qui ont un indice supérieur ou égal à 3, on retrouve 69 % des communes qui regroupent 64 % de la population française ! Bien sûr, tous les habitants de ces communes ne sont pas en situation de fragilité sociale, mais leurs communes concentrent les fragilités sociales.

Christophe Guilluy croise enfin cet indice de fragilité avec sa cartographie de la France périphérique définie en 2013 et aboutit au constat que 75 % des communes et 73 % de la population de la France périphérique sont fragiles contre seulement 12 % des communes et 27 % de la population dans les métropoles et grands ensembles urbains ! La mise en carte de cet indice révèle très clairement une France périphérique qui concentre les fragilités sociales, à l’écart des grandes métropoles, dans les petites villes, villes moyennes et zones rurales. Bien sûr, les travaux de C. Guilluy sont critiqués mais ils ont le grand mérite de faire réagir.

Sur un autre champ, l’économiste Laurent Davezies a, dès 2008, mis en lumière ce qu’il appelle “une circulation invisible des richesses qui remodèle en profondeur la géographie française”, qui aboutit à un “divorce entre les forces productives et les dynamiques de développement”, qui font que “les lieux de
la croissance ne sont plus nécessairement ceux du bien-être”. Les économistes ont très longtemps ignoré le socle territorial, comme si l’économie était hors-sol. L’idéologie dominante a donc conduit à évaluer toute performance d’un espace ou d’une région à la lumière du seul PIB.

Depuis les années 1950, on assistait en Europe à un étalement de la production et du PIB entre les régions et les villes et donc à une réduction rapide des disparités de PIB par habitant, mais à partir des années 1980 le mécanisme s’inverse. En bref, les inégalités de PIB par habitant entre régions se mettent de nouveau à croître. Ce que montre parfaitement Laurent Davezies c’est qu’en revanche il n’en va pas de même pour les revenus ! Si le PIB par habitant est la mère de tous les indicateurs de richesse, alors les écarts de revenus devraient eux aussi de nouveau s’accroître. Or, ce n’est pas le cas !

Dit autrement, “l’évolution du revenu des territoires ne semble plus dépendre de l’évolution de la richesse qu’ils créent”. Son analyse permet d’identifier les raisons de ce constat. Il s’agit en fait, au-delà des revenus issus du PIB, de la mobilisation d’autres revenus décorrélés des facteurs de production de richesse communément pris en compte comme : les transferts publics (mécanismes territoriaux de redistribution tels les prélèvements, dépenses publiques, transferts sociaux), les revenus des retraites ou bien encore ceux des navetteurs qui résident sur place mais n’y travaillent pasles revenus issus du tourisme.

L’économiste a mis en lumière en 2008 ces processus invisibles. Son analyse a conduit à différencier la notion de résidence et celle de présence dans les territoires qui pouvait être bénéfique aux espaces ruraux pris au sens large. En effet, la présence de retraités et de touristes pouvait rendre certains espaces ruraux “gagnants” au regard de la richesse qu’ils créent pour la nation. En clair, ils n’étaient pas contributeurs mais bénéficiaires du système.

Dès 2008, Laurent Davezies repère toutefois que les territoires les plus pénalisés par rapport à ce modèle sont “les territoires qui associent faible attractivité résidentielle – pour les retraités et les touristes notamment – et difficultés productives, comme le Nord ou la Lorraine. Ce sont eux qui, en fin de
compte, sont les grands oubliés de ce nouveau modèle de développement territorial.” Ces territoires tout entiers, ou même ces bassins de vie ruraux à l’intérieur d’ensembles plus dynamiques, cumulent une baisse de la production classique et donc des revenus qui vont avec et un manque d’attractivité pour profiter des “nouveaux” revenus alternatifs ! C’est la double peine et sans une réaction politique forte les perspectives sont terriblement inquiétantes pour eux !

En effet, la crise financière de 2008 et la crise des dettes de 2011 ont accéléré le processus et durci les inégalités territoriales. L. Davezies (2012) montre très bien que la crise financière de 2008 qui est une crise conjoncturelle n’a pas touché tous les territoires français de manière équivalente, loin s’en faut ! Il est vrai que la France, par son modèle social et ses amortisseurs de crise, a plutôt bien résisté par rapport à d’autres pays européens avec par exemple une consommation qui n’a pas chuté durant cette période. Toutefois, les amortisseurs (publics notamment), par leur caractère indifférencié, ont surtout profité aux espaces qui étaient les moins touchés sur le plan économique et moins victimes des restructurations notamment industrielles.

Ce qui fait dire à L. Davezies que “les zones qui ont bénéficié de ces amortisseurs n’ont pas été celles qui ont subi le plus gros de la récession. Ce décalage entre victimes de la crise et bénéficiaires des effets d’amortissement, qui a une traduction territoriale de première importance, se retrouve aussi au niveau des sexes (au détriment des hommes plus touchés)… et des revenus des foyers fiscaux les moins fortunés (situés on l’a vu principalement dans la France périphérique).”

Autrement dit, pendant la crise financière, les territoires les plus exposés ont été les moins protégés ! Plus grave encore, la crise des dettes publiques qui a émergé en 2011 et qui va durer encore longtemps – car c’est une crise structurelle – va accentuer le phénomène. En effet, les circulations invisibles de revenus mises en lumière par L. Davezies, principalement adossées aux dépenses publiques (retraites, prestations sociales, emplois publics…), ne pourront plus être mobilisées dans les mêmes proportions car cette recherche d’égalité territoriale a un coût public qui peut ne plus sembler tenable avec la crise des dettes publiques. Ce qui fait dire fort justement à Laurent Davezies que “les experts qui se pressent dans les médias pour parler du déficit des comptes publics ne parlent que de macroéconomie, alors que dans ses origines comme dans ses conséquences (économiques, sociales et peut-être plus encore politiques), la question la plus brûlante est de nature territoriale.”

Quatre France peuvent ainsi être identifiées :

- les territoires “marchands et dynamiques” (16 % de la superficie et 36 % de la population) : la plupart des grandes métropoles – Paris, Lille, Toulouse, Nantes, Rennes, Grenoble –, des plus petites villes industrielles – par exemple Les Herbiers, Cholet, Colmar, Vitré…– et des zones touristiques – par exemple la Maurienne, Briançon, le massif du Mont-Blanc ;

- les territoires “non-marchands dynamiques” (57 % de la superficie et 44 % de la population) : de nombreuses zones hors métropoles en Aquitaine, Languedoc-Roussillon, Poitou-Charentes et Bretagne ;

- les territoires “marchands en difficultés” (7 % de la superficie et 8 % de la population) : les zones d’emplois, par exemple de Roubaix-Tourcoing, Mulhouse, Belfort-Montbéliard, Troyes, Saint-Omer, Oyonnax, etc. ;

- les territoires “non-marchands en difficultés” (20 % de la superficie et 12 % de la population) : les zones d’emplois, par exemple de Saint-Etienne, Limoges, Béthune-Bruay, Bourges, Roanne, Vitry-le-François, Saint-Dizier…

L. Davezies s’interroge sur le devenir de ces deux dernières fractions de la France d’où l’on pourrait, à l’image des Anglo-Saxons, aider les populations à partir car finalement seuls comptent les gens, les territoires ne sont que des supports, des objets ! Mais les quelques expériences de mobilité contrainte en France ont montré leurs fortes limites, avec des freins sédentaires importants et des déplacements de population non pas vers des espaces dynamiques mais vers des espaces un peu moins sinistrés ! Triste destin !

Les déclarations de Jean Viard en septembre 2018 sur la base d’une note remise au président de la République et publiée par la fondation Jean Jaurès pour “une politique disruptive des territoires” vont dans ce sens. Il prône “de tout miser sur nos métropoles à taille européenne et d’accepter de cesser d’investir massivement dans une impossible égalité des territoires et d’assumer que les territoires éloignés des grandes métropoles vont en partie être oubliés.” Il pousse l’analyse en proposant la création d’un “droit à la métropole pour tous” pour que chacun puisse “participer à ce phénomène de noeuds urbains, culturels, économiques”, c’est-à-dire que “les habitants des campagnes puissent accéder aux métropoles”.

Au final, certains pourraient imaginer l’inégalité territoriale comme un modèle d’avenir, assumé collectivement ou tout du moins accepté par les Français ? Adossés au modèle des métropoles, qui sont des espaces certes dynamiques mais fortement inégalitaires en leur sein même, on accepterait en silence, comme une fatalité pour le monde rural non attractif aux touristes et aux retraités, “un immense plan social, sans lettre de licenciement comme une simple adaptation à de nouvelles normes” (C. Guilluy, 2016).

On est en droit de se poser la question en ces termes quand on voit que, selon les études d’opinion, entre 80 et 90 % des Français sont d’accord pour reconnaître que les différences de revenus sont aujourd’hui trop importantes. Pourtant, cette critique quasi unanime du modèle inégalitaire n’aboutit pas assez à sa remise en cause. Les Français sont certainement plus nombreux que les 10 % restants à assumer ce modèle inégalitaire ou à en profiter directement ou indirectement ! Ou alors, ils ont perdu foi dans les moyens d’actions pour accompagner différemment cette adaptation de nos territoires à l’économie mondialisée. Ce n’est pas l’idée piégeuse du revenu universel issue des approches libérales, en apparence bienveillante avec les classes populaires et les territoires fragiles, qui va rectifier le tir ! Au contraire, cette idée envisagée comme une solution durable pour l’ensemble des classes populaires et les territoires décrétés aux marges du développement mondialisé vient conforter un modèle inégalitaire dans lequel les classes populaires et les territoires ruraux n’ont plus qu’une place marginale !

Les territoires ruraux sont les premiers à s’affaiblir (le mouvement est enclenché) : ceux qui peuvent pallier ces évolutions, avec les bénéfices d’une certaine attractivité touristique ou résidentielle (retraités), par la création d’emplois issus de l’économie présentielle (dont le moteur est la consommation de toutes les personnes présentes sur le territoire, que ce soit de manière permanente ou provisoire – notamment les touristes –) vont seulement fléchir. À l’inverse, ceux qui sont moins attractifs sur ces champs voient des mutations productives majeures se jouer devant leurs yeux sans profiter des métiers de la nouvelle économie et en subissant depuis dix ans un déménagement massif de l’emploi public d’État. Ils ne bénéficient plus d’amortisseurs et sont donc destinés à mourir ou “au mieux” à être le tiersmonde rural de la France (se reporter aux “quatre France” de Laurent Davezies pour qui presque un tiers de la surface nationale et plus de 20 % de la population sont concernés par cette situation – et encore, ces chiffres sont selon nous minorés ! –). C’est aussi, comme le souligne Christophe Guilluy (2013), cette France périphérique qui est la France des plans sociaux : Ploufragan, Fontenay-le-Comte, Florange, Montluçon, Châtellerault, Saint-Savin, Saint-Claude, Malaucène, Baccarat, Sarreguemines, Lavelanet, Labège, Tonneis, Blagny, Nort-sur- Erdre, Clairoix, La Souterraine…

Dans la même idée, l’économiste Michel Godet (2010) montre comment un des départements les plus pauvres de France, la Mayenne, présente une plus grande égalité de revenus que d’autres départements et une faible dispersion par rapport au revenu moyen par ailleurs faible. Si dans ce département rural les inégalités sont moindres, c’est surtout la grande modestie des populations qui saute aux yeux ! Tout y apparaît comme figé.

Le taux de pauvreté dépassait 19 % en 2009 dans un tiers des départements ruraux contre 11,3 % dans les espaces urbains. Dès lors, il convient de nommer précisément cette situation : il s’agit ni plus ni moins d’une forme de déterminisme territorial et social d’un autre temps – la République s’étant donné comme objectif de bannir ces mécanismes d’autoreproduction sociale depuis la Révolution ! C’est cela aussi qui se joue actuellement. C’est la République qui est mise en danger.