Les constats présentés précédemment amènent à se demander comment nous en sommes arrivés là. Est-ce que rien n’a été fait pour tendre à une certaine égalité de développement ? Bien sûr que non ! Chaque étudiant en géographie connaît sur le bout des doigts les grandes politiques d’aménagement du territoire et leurs objectifs d’égalité sous-jacents, initiés par le général De Gaulle à la sortie de la Deuxième Guerre mondiale sur les bases de l’ouvrage de Jean-François Gravier (Paris et le désert français, 1947). Philippe Estèbe, dans un ouvrage de 2015 dédié à l’égalité des territoires, présente même cette quête comme “une passion française” : “L’égalité républicaine des territoires ne constitue pas un principe gravé dans le marbre de toute éternité mais il s’agit d’une construction historique qui correspond à des conditions sociales, économiques et géographiques spécifiques.”

L’égalité des territoires n’est donc pas un principe républicain, comme celle des citoyens, pourtant elle s’est construite, dans le temps, selon l’auteur, pour trois raisons initiales fortes : la France est peuplée partout, il y a peu de grands pôles urbains, hormis Paris, et l’espace rural a toujours disposé d’un socle politique national solide et large. Schématiquement, trois grandes acceptations du concept d’égalité des territoires se sont succédé :

- “L’égalité des droits à…” avant 1950, via des politiques de redistribution, d’équipement et de péréquation : la déconcentration des services de l’État, des transferts financiers vers les espaces ruraux, des formes particulières d’intercommunalité, des transferts invisibles via la constitution de monopoles nationaux – EDF, SNCF, PTT, etc.

- “L’égalité des places” de 1950 au début des années 1980, via une logique de spécialisation économique des territoires avec des tentatives plus ou moins réussies d’organisation spatiale du système productif à l’échelle hexagonale visant à mobiliser les territoires au service de l’expansion économique de notre pays : création de la DATAR en 1963, développement de huit métropoles d’équilibre pour faire contrepoids à Paris – avec de grands équipements comme les centres hospitaliers, les universités, de grands équipements énergétiques –, mise en place de plans agricoles pour l’indépendance alimentaire de la France, création des PNR (Parcs naturels régionaux), construction de deux grandes zones industrialo-portuaires (Fossur- Mer et Dunkerque), grand plan de développement touristique du Languedoc, etc.

- “L’égalité des chances” à partir des années 1980, via la mise en compétition des territoires : l’arrivée de la crise et le fléchissement de la croissance ébranlent la logique d’égalité des places, s’engage alors une logique de conversion des zones touchées et une recherche permanente du développement régional et, progressivement, local, lequel commence à se structurer. La décentralisation de 1982, puis la montée en puissance de l’Europe avec l’apparition des premiers fonds européens, donne un cadre renforcé à une nouvelle approche davantage fondée sur la négociation, le contrat, la recherche de convergences entre acteurs publics (contrats de plan État-région créés dès 1982) mais également avec les acteurs privés (technopôles, recherche d’investisseurs étrangers, etc.).


L’explosion des mobilités, la fin des grands monopoles d’État, le besoin de protéger les espaces, les notions de compétitivité, de cohésion et de développement durable remplacent les objectifs initiaux au coeur des politiques d’aménagement du territoire. L’État confirme alors son rôle de régulateur devant la montée en puissance des collectivités territoriales : loi Chevènement sur l’intercommunalité en 1992, LOADT (loi d’orientation pour l’aménagement et le développement du territoire et de préfiguration des pays) de 1995, LOADDT (Loi d’Orientation pour l’Aménagement et le Développement Durable du Territoire) de 1999, loi SRU (Solidarité et renouvellement urbain) de 2000, loi relative aux libertés et responsabilités locales de 2004, labellisation des pôles de compétitivité, Grenelle de l’environnement de 2008.

Dès lors, ce sont les territoires eux-mêmes qui sont invités à s’auto-diagnostiquer, à fédérer leurs énergies et à élaborer des stratégies de développement sur mesure. C’est sur la base de ces projets de territoire plus ou moins globaux et non sectorisés que l’Union européenne, l’État, les régions et les départements interviennent en accompagnant financièrement, sans limiter les concurrences entre territoires.

Les trois strates historiques de l’égalité des territoires qui ont structuré 70 années d’interventions publiques sont actuellement mises à mal et nous sommes aujourd’hui au milieu du gué. À défaut de doter le pays d’un nouveau “logiciel d’égalité des territoires” exprimé clairement et assumé, on continuera à être spectateur d’une ligne de fracture politique franche au sujet des politiques d’aménagement du territoire. Elles sont pourtant historiquement consensuelles concernant les choix à faire : pour certaines zones urbaines (émeutes des banlieues en 2005), le rôle et le type de mesures attendues de l’Union européenne (refus de ratification du traité européen en 2005), le rôle de l’échelon régional (basculement de 21 sur 22 régions dans l’opposition en mars 2004), l’avenir des services publics en milieu rural (réforme de la carte judiciaire en 2008, un taux d’investissement en berne – revenu au niveau de celui des années 1970, comme le relevait une étude de BPCE sortie en mars 2018 qui pointait le décrochage de nombreux territoires situés en marge des métropoles avec des besoins en équipements importants mais des problèmes importants de solvabilité –).