“Ces villages abandonnés à acheter” à la une d’un magazine immobilier, “SOS villages” de Jean-Pierre Pernaud sur TF1 et LCI, une page Facebook “Aidez-nous à sauver nos villages” de l’association Action Pour le Territoire de nos Enfants (APTE), “Il faut sauver nos villages !” à la une de Valeurs Actuelles de juillet 2017 : on peut identifier quelques opérations chocs qui laissent croire à un cataclysme avec des villages rayés de la carte.


Si l’on constate la disparition de certains hameaux ou de très petites communes (au sens administratif, moins de 50 habitants), notamment dans les années 1970, par fusion avec une entité voisine, de nombreuses études universitaires affirment cependant la subsistance des villages français. Jean-Baptiste Grison, dans un récent travail de thèse sur les très petites communes en France (thèse éditée en 2012), montre parfaitement que “ces villages ne disparaissent pas par le bas, les dépopulations totales étant extrêmement rares. Ce patrimoine n’évolue pas vers l’effacement, il se maintient.”

Ces opérations chocs traduisent surtout une impression confuse que quelque chose se joue sous nos yeux, un processus implacable d’évolution qui fait, par exemple, qu’un citadin qui revient une ou deux semaines l’été, dans le village de ses grandsparents, ne le reconnaît plus. Faut-il pourtant en déduire que la France perd ses villages, et comme le pensent certains, qu’elle donne l’impression de perdre son âme ? Il s’agit plutôt d’une évolution puissante et non d’une éradication radicale. On touche alors davantage aux représentations que développent les Français vis-à-vis de leurs villages. Un article du Monde titrait d’ailleurs en 2016 “Le village, un fantasme français” en soulignant une certaine nostalgie du village des grandsparents comme une parenthèse heureuse avec une sorte de mélancolie pagnolesque… tout en précisant que ce “paradis” perdu devrait être couvert par la 4G et accessible facilement et rapidement depuis une gare TGV !

La Revue des deux mondes (2014) allait même plus loin en parlant ainsi : “Village français : mythe identitaire”. C’est vrai que notre histoire contemporaine regorge d’anecdotes nourrissant ce mythe du village français, mais qui le déconnectent de la réalité. La comparaison des deux affiches électorales de François Mitterrand de 1965 et 1981 est à ce titre éloquente ! En 1965, on pouvait voir le candidat sur un fond de paysage industriel (ligne électrique et cheminées d’usines) avec le slogan “Un président jeune pour une France moderne”, tandis qu’il se présentait en 1981 devant un village coiffé de son clocher avec le slogan “La force tranquille !”.

Ces images ont créé tout un champ de représentations qui a structuré les esprits de générations entières, d’autant plus que nous observons dans les sondages d’opinion que cette vie rêvée de villageois permet de répondre aux envies de maison, de jardin ou encore de “sociabilité maîtrisée” (E. CHARMES) des Français, loin des tensions réelles ou supposées des villes.

De son enquête minutieuse et très complète sur le bourg du Cadenet (Vaucluse), qui comptait 2000 habitants en 1930 et en réunit plus de 4000 aujourd’hui, J.-P. Legoff tirait en 2012 deux conclusions majeures :

- on assiste à une accélération prodigieuse des évolutions : la population vivant du vin, des primeurs et de la vannerie n’a guère varié, entre la Révolution et la décennie 70-80, tant en volume qu’en composition sociologique ; en revanche, sur les trente dernières années, cette société locale s’est transformée en profondeur ;

- on voit très bien que les solidarités villageoises anciennes, assurant certaines connexions humaines, fonctionnent un temps à côté des structures nouvelles qui émergent. Mais petit à petit, elles se délitent et ne sont pas remplacées par autre chose que des institutions, créées par une administration qui est souvent perçue comme étant très éloignée des besoins des citoyens.

 

Dans son livre Voyages en France (2011), Éric Dupin a compilé des centaines d’entretiens au cours de 17 voyages à travers le pays entre janvier 2009 et septembre 2010 qui s’apparentent à une déambulation, prioritairement dans le monde rural mais pas seulement. Ce qui ressort comme fil conducteur est ce qu’il nomme “la fatigue de la modernité”, comme si les Français exprimaient une certaine lassitude devant l’accélération des progrès techniques, de la mondialisation des esprits et des échanges, de la recherche permanente de la compétitivité et de la productivité. Il ne décrit pas les gens rencontrés comme de sombres réactionnaires hermétiques aux autres et au progrès, mais comme des êtres parfois en souffrance ou en perte de repères, habités d’un brin de nostalgie.

 

La plupart des gens rencontrés habitent à quelques kilomètres tout au plus du lieu où ils ont vécu leur enfance, ce qui prouve que le grand nomadisme mondialisé n’est pas totalement banalisé et qu’il doit être possible de recréer “une forme d’esprit des lieux”, même s’il souligne aussi la tendance à une homogénéisation des territoires, parfois dévalorisante (partout la même zone commerciale en bordure de ville par exemple), mais aussi jugée plus positivement avec des équipements sportifs et culturels en constante amélioration. Au final, les différents portraits de villages ruraux à travers leurs habitants traduisent une grande diversité de situations, qui souligne encore qu’il n’existe pas de standard unique :

- le village de Bologne (Haute-Marne, 1934 habitants) où le maire décrit une dure réalité sociale avec des jeunes drogués ou alcoolisés – la Haute-Marne est l’un des départements de France les plus touchés par la toxicomanie –, des parents aux yeux rivés sur la télévision, ne s’occupant pas de leurs jeunes
adolescents qui traînent le soir dans la commune, des personnes âgées intolérantes aux activités des jeunes…

- le territoire du Pays de Puisaye (Yonne) qui voit l’implantation de néo-ruraux parisiens en complète contradiction avec les populations locales : monde des arts, de la communication…

- Saint-Benoît-du-Sault (Indre, 700 habitants) qui a subi la délocalisation de l’usine de casseroles entraînant la perte de 400 emplois, un vieillissement fort de sa population et la fermeture de la colonie de vacances dans l’ancien prieuré qui accueillait des enfants de Seine-Saint-Denis durant l’été ;

- des villages de Normandie ou de la Côte d’Azur qui n’arrivent pas à loger les jeunes du secteur en raison du prix de l’immobilier ;

- des villages des Cévennes, où de nombreux adeptes de la décroissance développent des modes d’habitat et de vie différents et contribuent parfois à revivifier des communautés locales ;

- Grande-Rivière et Château-Chalon (Jura, respectivement 431 et 151 habitants) qui tirent profit de leurs AOC (vins et fromages) entre tradition et modernité ;

- la commune de Crest-Voland (Savoie, 374 habitants) qui, depuis les années 1970, s’est transformée en station de ski, puis s’est intégrée à de grands domaines skiables voisins, ne conservant plus que des hébergements pour son activité économique ;

- Pampelonne (Tarn, 700 habitants) qui symbolise la venue de jeunes ménages attirés par un foncier moins onéreux, depuis l’amélioration de la RN 88 qui la rapproche considérablement d’Albi.

 

Que faut-il retenir de ces exemples d’évolution de villages ruraux, rapidement présentés, mais que chacun peut mobiliser dans son histoire personnelle ? On identifie clairement trois processus de fond qui sous-tendent ces histoires singulières, ainsi que les représentations qui vont avec et qu’il convient de garder à l’esprit, pour bien entendu les comprendre, mais surtout dans le but de proposer pour demain des modes opératoires futurs, permettant d’agir dans l’intérêt du monde rural.

Le premier processus est bien connu et il tient à l’évolution même de l’activité agricole qui structurait le monde rural avec encore 30 % de la population active française en 1946 contre 3 % aujourd’hui. Finalement, en à peine deux générations, les techniques de production et la globalisation de l’économie
agricole ont bouleversé la structure des exploitations (nombre, taille et cultures). Les “paysans” sont d’ailleurs devenus des “agriculteurs” ou des “exploitants agricoles” même si leur profil supposé a peu évolué dans l’imaginaire citadin mais finalement aussi national ! En effet, l’imaginaire populaire est encore fortement structuré par la grande Histoire de la France rurale en quatre volumes (1975-1976) dirigée par Georges Duby et Armand Wallon.

 

Le deuxième processus à l’oeuvre est l’explosion des mobilités, qu’elles soient résidentielles, quotidiennes ou encore touristiques. Il s’agit d’abord de la mobilité* résidentielle (changement d’habitation). Hervé Le Bras et Emmanuel Todd ont très bien montré dans Le mystère français (2013) que les Français
se sont mis à bouger plus qu’avant. Entre 2004 et 2009, 26 % des jeunes de 20 à 25 ans ont changé de département, 22 % pour les 25-40 ans et 8 % des 40-55 ans. “Au final, chaque Français devrait changer de département en moyenne 1,7 fois durant son existence”.

Ce qui frappe d’autant plus, c’est que les changements de commune ont été encore plus fréquents sur la même période : tous âges confondus, 25 % des Français ont déménagé au moins une fois d’une commune à une autre en cinq ans ! Les chiffres varient selon les régions mais on voit bien ici que les villages ruraux se renouvellent, certes moins vite que les grandes agglomérations, mais qu’ils se renouvellent malgré tout en profondeur.

Cette appétence à la mobilité résidentielle, même si elle est surtout locale, crée en quelque sorte un marché local des résidences principales qui met les villages ruraux en concurrence entre eux. Philippe Estèbe (2015) souligne ainsi l’émergence d’une “spécialisation économique et sociale des territoires qui
brouille les cartes de l’ordre territorial soulignant ainsi combien celui-ci reposait sur la sédentarité”. Finalement, le passage d’un modèle sédentaire ancestral à un modèle récent de mobilités résidentielles, certes souvent locales et parfois contrariées (Laurent Davezies, 2012), a largement contribué à changer la sociologie des villages et leurs équilibres, avec des populations “qui viennent d’à côté”, mais sans forcément maîtriser les moeurs du village. La France est un vieux pays qui, très longtemps, a peu vu bouger ses populations, contrairement à l’Italie, au Royaume-Uni, à l’Espagne ou encore au Portugal. Elle a donc plutôt été en position d’absorber des flux migratoires pour des raisons économiques ou politiques, mais les Français n’ont quasiment jamais été confrontés eux-mêmes à des grandes migrations de ce type. Ceci peut expliquer pour partie, aujourd’hui, ce sentiment ambivalent sur la question migratoire mais également cette peur d’une mobilité résidentielle forcée.

 

On voit aussi les évolutions liées aux déplacements quotidiens, qui ont un impact sur la mutation du village traditionnel.
Entre 1970 et aujourd’hui, la distance moyenne parcourue par les Français actifs entre leur domicile et leur lieu de travail a doublé (de 6 à 12 km). Les économistes des transports ont conceptualisé cette évolution à travers la loi de Zahavi, qui montre que les déplacements de la vie quotidienne se font à budget et temps de transport constant et que la distance kilométrique parcourue est fonction de la vitesse du déplacement.

Avec l’accélération des transports, il apparaît en effet que les Français consacrent autant de temps pour se déplacer au quotidien, mais qu’ils vont plus loin. Une des traductions concrètes de ce phénomène pour le monde rural demeure le “village dortoir” à proximité des villes, même petites. Cette dissociation entre lieu de résidence et lieu de travail, mise en lumière par Laurent Davezies, a permis à un bon nombre de communes de retrouver une dynamique démographique, mais a, par là même, considérablement impacté la vie quotidienne du village rural. L’explosion de l’automobile a, par exemple, fait évoluer considérablement en 50 ans l’armature de l’offre de services publics et privés à la population, car “l’usager n’est plus captif d’un territoire, il est devenu consommateur” (Philippe Estèbe, 2015).

C’est en partie à cause de cela que les villages ruraux ont parfois perdu leur école, souvent leur petit commerce ou leur café ! Ainsi, le nombre de commerces et de services de proximité, notamment dans les villages les moins peuplées, a fortement diminué. Par ailleurs, les exigences en termes de qualité de services et de normes ont favorisé aussi un processus général de concentration. Ces villages se sont donc vidés d’un contenu qui constituait un élément important de la vie locale (Jean-Baptiste Grison, 2012). Il en va de même pour les entreprises qui, avec la constante diminution des coûts de transport et l’émergence de la fonction logistique, sont en recherche de localisation préférentielle, ce qui peut aussi se traduire par des délocalisations de quelques kilomètres à proximité des axes de communication performants.

Certains bourgs ruraux ont ainsi vu partir des entreprises de leur territoire communal vers un noeud de communication voisin.
Les emplois sont restés à proximité mais le bourg voit son paysage changé et sa vie locale impactée. Enfin, sans s’étendre sur le sujet car nous y reviendrons par ailleurs, il apparaît aussi que les flux touristiques ont un impact positif ou négatif très fort sur la vie de certains villages ruraux via les résidences secondaires, mais aussi la survivance parfois d’une offre de services saisonnière plus ou moins importante.

 

Le troisième processus majeur qui sous-tend de nombreuses études monographiques dédiées aux villages ruraux tient à la montée d’une forme d’individualisme ou de repli sur soi généralisé qui n’est d’ailleurs pas uniquement le fait des espaces ruraux mais qui impacte fortement la vie du village d’antan. Le sociologue Jean-Pierre Le Goff (2012), dans son étude sur le village de Cadenet, met en avant l’arrivée de la télévision et celle de la voiture, perçues au début comme permettant de réels progrès d’ouverture vers l’extérieur, mais qui ont propulsé, selon lui, la société dans une forme de consommation familiale ne favorisant en rien les échanges. Cette situation conduit progressivement à l’isolement et au repli sur soi, processus qui sabordent les vieilles solidarités villageoises et n’en génèrent pas de nouvelles.

Pour ce bourg, l’explosion démographique avec l’arrivée de nouveaux habitants (cadres travaillant dans les villes situées dans un rayon de 1h-1h30 – Avignon, Marseille –, résidences secondaires, retraités de l’Europe entière…) est aussi un paramètre majeur d’évolution, qu’il illustre adroitement sous l’angle de l’animation culturelle. Étudiant la situation sous l’angle du développement culturel “administré”, il montre combien la multitude d’animations culturelles menées par les différents groupes de population du bourg se fait sans forcément prendre en compte l’esprit du lieu, son histoire et sa mémoire. Ainsi, cette frénésie culturelle – qui d’ailleurs bat en brèche l’idée d’un désert culturel où il ne se passe rien – n’arrive pas à faire sens, à créer un lien réel entre les habitants… Dit autrement, à faire société ! Il souligne aussi que le musée municipal de la vannerie (le dernier atelier a fermé en 1978) est peu mis en lumière et peu investi localement. Il est vu comme le symbole d’un esprit d’antan à jamais perdu, malgré des programmations culturelles très fournies.

C’est aussi une tendance à ce que les chercheurs appellent “la gentrification rurale” dans les espaces ruraux les plus attractifs (littoraux, montagne, lieux emblématiques) sous l’effet de l’arrivée de nouveaux habitants, parfois étrangers, avec des revenus confortables. Sur le modèle de la “ghettoïsation” au sein des villes, ces populations mieux dotées en capital (économique, social, culturel) que les populations précédemment installées, s’approprient matériellement et symboliquement les lieux. Cela conduit progressivement à une exclusion des populations rurales les plus modestes ou rend difficile leur installation (Greta Tommasi, 2018). Les analyses menées sur les campagnes anglaises et plus récemment en France montrent que ce processus de gentrification n’est pas le seul à l’oeuvre mais il est dévastateur à long terme pour la cohésion sociale. En effet, il n’agit pas par éviction directe et brutale mais il instaure progressivement une scission entre deux mondes qui finissent par ne plus se côtoyer, ne plus faire société. L’exemple de la Haute-Savoie est à ce titre très éclairant. Un grand nombre de familles paysannes sont devenues riches avec la création des stations de ski et la course à l’or blanc. Elles ont souvent pu valoriser leur foncier agricole, qui d’un coup a pris de la valeur. Mais aujourd’hui, les petitsenfants parviennent rarement à rester dans ces vallées, faute de moyens en adéquation avec le marché immobilier. On peut imaginer leur ressentiment et un pessimisme marqué vis-à-vis d’un avenir en décalage entre leurs perceptions, basées sur les représentations familiales et locales, et la réalité de leur vie quotidienne, qui ressort très bien dans l’étude intitulée “Territoires ruraux : perceptions et réalités de vie”, menée par Familles rurales et l’IFOP en octobre 2018.

Ce qui se joue depuis une dizaine d’années (la crise de 2008 ayant accéléré ce phénomène) est ce que Christophe Guilluy (2014) appelle “le retour du village au sens du continuum culturel”. Une petite vague de néo-ruraux était d’abord venue s’installer en milieu rural par idéologie, mais à présent c’est un
mouvement d’une tout autre nature que le monde rural doit gérer. Soumises aux effets des contraintes économiques, sociales, foncières et sociétales, les catégories populaires répondent par un retour au village, plus souvent par pragmatisme que par idéologie. Cette sédentarisation est contrainte car elle est
repoussée loin des zones urbaines dynamiques ou des espaces ruraux gentrifiés. Dans ce cas, le village agit comme un contremodèle à la société mobile et mondialisée, avec toutefois un risque de segmentation culturelle et sociale comme cela se vérifie dans les banlieues. Le mouvement des “gilets jaunes” en est probablement un marqueur !

 

Il apparaît donc clairement que le village d’antan est définitivement mort (sans juger si cela est une bonne ou une mauvaise chose). Ces villages d’un nouveau type, qui viennent s’agréger à des villages existants (!) forment progressivement des blocs socioculturels non-inscrits dans le récit local et qui ne font pas appel à la mémoire du lieu. Dès lors, on peut s’interroger sur leur capacité à faire société demain ! La réponse peut-elle être administrative ? Peut-elle aujourd’hui être fournie par la commune ?