Pour ne pas rester dans un constat simplificateur et superficiel, il convient dans un premier temps de replonger dans l’histoire de cette vieille question des relations ville/campagne. Comme le souligne l’historienne et géographe Nicole Mathieu (2003, 2017), “reconnaître l’historicité de cette relation permet de sortir du regard dominant d’une époque, en la relativisant et de cerner de façon plus pertinente à la fois le présent et le futur.” On touche là à une question éminemment politique qui mobilise le champ des représentations sociales et leurs évolutions dans le temps, des idéologies qui s’affrontent pour asseoir leur domination. Car, oui, la relation ville/campagne n’est pas linéaire. Elle a beaucoup évolué et finalement structuré les politiques publiques censées développer, aménager et/ou protéger le monde rural depuis un demi-siècle.

Nicole Mathieu tente une analyse rétrospective de la relation ville/campagne, réelle ou supposée, fort éclairante sur la situation actuelle. Nous pouvons la schématiser ainsi :

- années 1950 : relation contradictoire et antagoniste avec une forte distinction entre la ville qui est un milieu technique et la campagne réduite à la nature et à l’activité agricole traditionnelle ; position neutre politiquement malgré la sortie de l’ouvrage Paris et le désert français ;

- années 1960 : première urbanisation des campagnes(absorption-intégration) qui initie la perte de la spécificité rurale via l’extension du mode de vie urbain ; position politique prourbaine (urbain = progrès ; rural = archaïsme, exode, sousdéveloppement) ;

- années 1970 : contradiction forte entre un urbain en crise et un rural néo-nature dont la nouvelle fonction est de fournir des espaces verts aux urbains ; quelques administrations s’intéressent au développement rural ;

- années 1980 : contradiction faible entre urbain et rural, un exode urbain et une périurbanisation qui nourrissent une disparition lente et discrète du rural toujours perçu comme local et nature ; la position politique dominante consiste à tirer parti au maximum de la politique européenne agricole et émergence timide de la notion de développement local ;

- années 1990 : retour à une relation contradictoire : “oser le désert plutôt que l’étalement”, même si émergent l’idée de solidarité ville-campagne, des politiques de paysage, des espaces naturels sensibles pour les campagnes.

Au début des années 2000, la sphère politico-administrative maintient un modèle de complémentarité ville-campagne nourri par les étapes précédentes, avec une vision d’un “rural sous influence”. Force est de constater que presque vingt ans plus tard, cette vision est encore dominante alors même que la société civile a porté quelques initiatives avec une vision plus égalitaire dans la complémentarité ville-campagne et que la nature a pénétré l’écosystème urbain (îlots de verdure, approvisionnement en eau, traitement de l’air…).

Quelques collectifs scientifiques et politiques ont tenté des expérimentations sur des contrats de réciprocité ville-campagne. Cette complémentarité ville-campagne équilibrée est surtout l’apanage d’individus en recherche politique et/ou idéologique pour pratiquer différemment les lieux urbains et ruraux dans une optique durable. De son côté, la puissance publique tant au plan administratif que politique est restée dans cette vision du début des années 2000 d’un “rural sous influence”. On peut penser que les prochains défis climatiques et migratoires seront de nature à modifier dans l’urgence les complémentarités ville-campagne dans les années qui viennent. Il serait bon de ne pas attendre cette urgence pour réellement réinterroger ce lien.

L’analyse économique n’est pas en reste pour structurer et orienter une vision simplificatrice unique du couple ville/campagne. Nombre de théories spatiales (issues notamment des travaux de Paul Krugman, Prix Nobel d’économie en 2008) ont développé des analyses centre-périphérie qui ont été transférées à la problématique posée par le couple ville-campagne. Sans entrer dans les détails, Paul Krugman démontre que pour diverses raisons l’activité économique se concentre sur un nombre limité de lieux qui sont attractifs.

Les activités économiques (notamment industrielles) se localisent dans un lieu après un arbitrage entre les économies d’échelle qui favorisent la concentration et les coûts de transport qui favorisent la dispersion. Chaque activité cherche à desservir son marché en minimisant ses coûts de transport via un processus circulaire d’où une tendance à la concentration spatiale : je me localise là où la demande est la plus massive. Cette théorie a fait ses preuves même si elle est parfois discutée (c’est le jeu de la recherche scientifique) mais le plus ennuyeux est qu’elle a impacté la vision politico-administrative française au sujet du couple ville-campagne.

Sur cette base, Gérard-François Dumont montre bien que d’un point de vue quantitatif, la campagne ne peut être considérée que comme un résidu économique et démographique. Sur un point de vue plus quantitatif, les territoires s’organiseraient systématiquement et uniquement de façon hiérarchique selon un centre urbain dominateur et une périphérie dominée (on retombe sur la vision d’un “rural sous influence”).

Le centre, par sa position privilégiée et sa concentration économique, culturelle, démographique… serait “le maître et le régulateur des territoires situés à sa périphérie. Ces derniers exclusivement en situation de dépendance, n’auraient donc d’autre choix que de chercher à bénéficier des seuls phares d’attractivité que seraient des grandes villes” (Dumont, 2012). Avouons que la perspective est peu réjouissante et absolument pas responsabilisante pour les acteurs ruraux ! D’autant plus que de multiples exemples montrent que de nombreuses innovations économiques, culturelles… au sein des territoires périphériques (au titre de la théorie économique ou des zonages INSEE) ne doivent absolument pas leur réussite à un quelconque centre urbain ! Ces cas pratiques mettent en lumière l’existence de constructions territoriales de nature réticulaire (entre de multiples lieux sans hiérarchie prédéfinie) et non uniquement de nature radiale entre un centre et une périphérie asservie.

Les lois territoriales 2000-2018 se fondent quasiment toutes sur ce postulat d’un rural sous influence et d’un centre urbain qui doit sans cesse concentrer moyens financiers, fiscaux, infrastructurels, d’ingénierie… Les pouvoirs publics, surtout l’État, doivent revoir leur logiciel pour ne pas enfermer le rural dans un stéréotype statistique et réglementaire désuet et déconnecté des réalités et ainsi comprendre que le développement et l’innovation sont possibles dans tous les territoires avec pour principe fondateur, nous y reviendrons, une égalité réelle et non une égalité formelle.