Dans le prolongement du Grenelle de l’environnement et plus récemment de la COP 21, la prise de conscience collective est désormais forte. Les territoires ne sont bien sûr pas restés en marge de ce mouvement et il ne se passe pas une semaine sans que des innovations sur ces sujets soient valorisées. Au niveau international, les territoires deviennent des leaders de la transition en cours, en mettant leurs compétences et leurs moyens au service d’un “choc cultuel”. En France, le débat national sur la transition énergétique (DNTE) de 2012-2013 et plus récemment le débat public mis en place pour l’élaboration de la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) ont clairement montré que le développement des énergies renouvelables, l’autoconsommation et les innovations technologiques supposent une organisation du système au plus près des territoires.
D’ailleurs, aujourd’hui les collectivités locales investissent plus que l’État dans ces domaines et certaines commencent à construire des dispositifs ambitieux : service public local de l’énergie, territoire à énergie positive, organisation en circuits courts agricoles pour la restauration publique, plan de formation aux matériaux écologiques des métiers du bâtiment… Régions, départements, EPCI développent tous des plans climat-airénergie territoriaux (PCAET). Les différents experts s’accordent pour dire que sans la mobilisation de tous les territoires, la France ne baissera pas ses émissions de gaz à effet de serre. La pédagogie de ces évolutions nécessaires doit également être faite au ras du terrain avec des exemples concrets dans les écoles, les associations, les entreprises…
Le mouvement d’une transition décentralisée est en marche mais… l’État ralentit le mouvement ! C’est un comble, mais c’est une réalité. Certes, l’État cherche à acculturer le plus grand nombre de nos concitoyens. C’est bien, mais en même temps il ne veut surtout pas être dépossédé des dispositifs et des annonces ! Le projet de loi de finances 2019 est à ce titre très éclairant sur l’approche technocratique ambiante. On peut se réjouir d’une augmentation de 3,1 % (+ 1 milliard d’euros sur un montant de 34,2 milliards d’euros) du budget du ministère de la Transition énergétique et de ses opérateurs. Toutefois, on assiste à des “coups tordus” imaginés par Bercy avec par exemple le dispositif du “plafond mordant” pour réduire le montant des
redevances des agences de l’eau (prélevées sur les factures d’eau) qui a été fixé à 2,1 milliards d’euros : si le montant de ces redevances est au-dessus de ce plafond, la différence viendra nourrir le budget général de l’État et non des dispositifs “eau” à forts enjeux environnementaux.
Le deuxième écueil tient au fait que l’État ne veut pas rediriger une part de la contribution climat-énergie (CEE) vers le financement des politiques climat-énergie territoriales portées par les collectivités qui sont pourtant les principaux acteurs de la transition. La taxe carbone, qui devait augmenter de 44,60 €/tCO2 en 2018 à 55 €/tCO2 au 1er janvier 2019, et le rattrapage du prix du diesel sur celui de l’essence devaient générer 2,8 milliards d’euros dans les caisses de l’État. Sans rentrer dans une critique facile, on relève une injustice à ce que l’argent prélevé sur les ménages dans les territoires ruraux via la CEE (voiture quasi obligatoire…) ne revienne pas pour une part importante à financer les actions de transition qu’ils mettent en oeuvre. Il ne faut pas s’étonner dans ces conditions des réactions de nos concitoyens, par exemple au début du mouvement des “gilets jaunes”.
L’État met aussi en avant ces contrats de transition écologique (CTE) aux contours encore flous. Ils sont, en octobre 2018, au nombre de huit, ce qui n’est pas à la hauteur de l’enjeu d’un nécessaire accompagnement généralisé des plans climat-airénergie territoriaux (PCAET) car les grandes agglomérations ont à la fois l’ingénierie et les moyens de les mettre en oeuvre, quand ce n’est pas le cas des collectivités rurales.
Enfin, il faut sortir d’une approche punitive et stigmatisante de l’écologie pour aller vers un accompagnement positif, progressif et durable (les dispositifs ne peuvent pas changer au gré des changements de ministres) pour se rapprocher d’objectifs de moyens termes mobilisateurs et fixés avec le plus grand
nombre. Il est admis aujourd’hui que les métropoles qui affichent des objectifs ambitieux sur ces sujets ne pourront pas atteindre la neutralité carbone sans s’entendre avec les territoires ruraux qui les environnent. Toutefois, ces derniers refusent clairement d’être de simples supplétifs des métropoles. C’est donc l’occasion pour eux de faire valoir leurs besoins si la nation compte sur leurs ressources !
Nous proposons donc, à côté des nécessaires programmes de recherche et développement sur les techniques et technologies d’avenir dans nos centres de recherche métropolitains, de faire le pari d’une transition énergétique concrète à partir des territoires ruraux via trois secteurs d’intervention : l’habitat privé, l’agriculture et la gestion de l’eau :
- 1re disposition : construire un programme ambitieux et spécifique de l’Agence nationale d’amélioration de l’habitat (ANAH) pour l’isolation des logements privés (propriétaires occupants ou bailleurs) et l’installation d’énergies renouvelables en lien avec l’habitat (panneaux solaires sur les toits, etc.). Ce mouvement est enclenché mais il doit être amplifié. Le gisement d’économie d’énergie est énorme et surtout il est mobilisable bien plus rapidement que dans les grands ensembles urbains où construire/réhabiliter demande de longs délais juridiques et organisationnels. Ce critère doit être affirmé pour les affectations de crédits nationaux au même titre que celui qui tend à sous-doter les zones rurales dites peu tendues au profit des zones urbaines dites tendues au niveau du marché du logement. Dès lors, on pourrait arriver à une forme d’industrialisation de cette politique pour obtenir des résultats massifiés.
- 2e disposition : mettre en place des dispositifs locaux permettant de partir des circuits courts en tant que pratique de commercialisation, réduisant le nombre d’intermédiaires entre le producteur et le consommateur, pour réussir la mise en place progressive de modèles agricoles convertis à des démarches de production raisonnée ou biologique. Cela sous-tend une forme d’échanges économiques valorisant aussi le lien social, la coopération, la transparence et l’équité entre les acteurs de l’échange à l’échelle d’un territoire. C’est par exemple le sens du dispositif Agrilocal, plateforme numérique d’échange entre producteurs agricoles locaux et acheteurs publics (collèges, établissements médico-sociaux…) mis en place en Haute-Saône depuis 2016 (et par quelques dizaines de départements). La croissance annuelle des montants commandés est de l’ordre de 50 %. En intensifiant ce type de démarche, il est possible d’envisager la construction d’un véritable marché économique local qui dépasse le simple domaine agricole pour produire du sens collectif, du lien social entre les acteurs, une valorisation des savoir-faire en phase avec le tourisme, le tout en faisant évoluer au niveau environnemental nos pratiques de production et de consommation alimentaire. Il s’agit maintenant de donner un cadre national plus souple à ces embryons d’approche locale et de les stimuler.
- 3e disposition : maintenir la qualité et la quantité d’eau et préserver les milieux aquatiques – dont les zones humides – situés au trois-quarts en milieu rural. Dire que l’eau est indispensable à la vie et que les conséquences pour elle de l’évolution du climat nous interpellent en tant que citoyens est un lieu commun. Nous sommes convaincus que la thématique de l’eau est une question sociétale essentielle ! Le transfert* de la compétence du grand cycle de l’eau aux communautés ou grandes structures syndicales est la garantie d’une réflexion et de l’action solidaires. Qualité, quantité, économie et partage seront les maîtres-mots de ce débat.
L’eau est un bien commun, l’intéressement des citoyens à cette question est indispensable, la réduction de la consommation et le modèle de tarification favorisant cette réduction doivent être mis en débat. La ruralité dispose de la plus grande part de la ressource en eau, elle doit la protéger. Mais qui doit financer cette protection ? La ruralité, déjà poumon de la nation en oxygène, est aussi son réservoir en eau. La question de la participation financière des zones urbaines denses à ces deux nécessités est posée et il est évident que des règles s’imposeront à l’agriculture. Devons-nous être les seuls à supporter ces coûts ?
Cette approche pragmatique permettra dans le temps de construire progressivement une solidarité énergétique entre les grands ensembles urbains, qui seront toujours plus consommateurs d’énergies et d’eau, et le monde rural qui constitue une réserve d’eau et un potentiel à énergie positive via des contrats de co-investissement ou des dispositifs de jumelages énergétiques. Nous avons la conviction que c’est seulement après avoir entrepris des actions concrètes et non pas comme préalable qu’il faudra formaliser un cadre de coopération entre territoires urbains et ruraux.