Nous faisons de la matière grise en milieu rural un enjeu essentiel pour son avenir. Pour cela, nous défendons une approche volontariste et pragmatique de cet enjeu peu identifié par le grand public, mais tellement important pour faire face aux quatre pathologies exposées précédemment. Par exemple, le débat sur le maintien ou non des petites communes ne se pose pas uniquement sur le plan financier ou en termes de représentation républicaine. Il tourne surtout autour de leurs capacités techniques à mettre en oeuvre des politiques publiques. La construction d’une solide intercommunalité de services en milieu rural requiert aussi une ingénierie de bon niveau. L’émergence d’un “tiers-monde rural” est également la traduction d’un manque structurel de compétences et par voie de conséquence d’ambitions en milieu rural.

Alors comment agir sur ces sujets qui demandent du temps ? Quels leviers activer ? Nous pensons en premier lieu que l’État doit arrêter de faire semblant de conserver une ingénierie en milieu rural sans en avoir les moyens financiers et de management. Il doit maintenant permettre aux collectivités rurales de s’organiser de manière souple pour prendre définitivement le relais.

Le grand débat national qui s’ouvre à la suite du mouvement des “gilets jaunes” devrait aussi traiter de ces questions pour délimiter, une bonne fois pour toutes, les contours d’un État qui se recentre sur ses missions régaliennes et qui passe un contrat d’objectifs clairs et responsabilisants avec les collectivités et leurs élus chargés de la mise en oeuvre opérationnelle des autres champs de l’action publique (hors missions régaliennes). Les dernières approches gouvernementales semblent aller dans ce sens, mais il convient d’associer les collectivités à ces réflexions et ne pas seulement réfléchir à l’intérieur de l’appareil d’État, en vase clos. En effet, si l’État vient à redéfinir ses interventions, cela ne veut pas dire que ces dernières ne doivent plus être mises en oeoeuvre en direction de nos concitoyens mais qu’elles doivent s’organiser autrement.

La tenue d’un tel débat de fond prendra du temps. C’est pourquoi nous proposons une première avancée assez simple à délimiter, à expliquer et à mettre en oeuvre. Il s’agit de supprimer les doublons entre les services déconcentrés de l’État présents dans les territoires alors même que les compétences ont
été transférées, parfois depuis très longtemps, aux collectivités locales. Sur cette base ainsi simplifiée, quatre dispositions concrètes pourraient être prises en direction des territoires ruraux :

- 1re disposition : il conviendrait d’abord d’affecter au sein des collectivités rurales une partie des agents de l’État qui travaillent en 2019-2020 sur les compétences doublonnées définitivement transférées aux collectivités locales (sport, culture, logement, action sociale, eau, etc., l’inventaire reste à préciser). La moitié des postes et des agents seraient transférés avec une compensation financière à 100 % comme cela s’est effectué lors des derniers transferts de compétences. L’autre moitié porterait sur des postes “à économiser” par l’État. Ainsi, la convergence des moyens humains et des compétences s’en trouverait réalisée.

- 2e disposition : pour doter les collectivités rurales de compétences de très haut niveau et diversifier les parcours des hauts fonctionnaires d’État, il faut rendre obligatoire pour ces derniers l’exercice pendant au minimum cinq ans de responsabilités dans des collectivités notamment rurales. Le Premier ministre, Édouard Philippe, s’est exprimé en ce sens en mai 2017 à Strasbourg face aux élèves et professeurs de l’ENA (École nationale d’administration) et de l’INET (Institut national des Études territoriales). Il a invité les futurs diplômés à “sortir des silos avec des carrières toutes tracées en allant notamment dans les collectivités locales là où les capacités d’action sont présentes”. Il a aussi poussé les futurs énarques à privilégier les filières d’action plutôt que celles du contrôle et de l’inspection. Il s’est aussi déclaré favorable à des dispositions qui faciliteraient les possibilités d’“aller-retour” entre collectivités et État. C’est une bonne base, mais nous pensons qu’il faut aller plus loin et ne pas en rester au niveau des intentions. Il faut l’intégrer dans les conditions d’obtention de ces diplômes et pour l’accès à de nombreuses fonctions. On ne peut pas se déclarer au service du pays si l’on refuse un tel engagement en direction des territoires ruraux dudit pays ! Plutôt que supprimer l’ENA, la réformer ainsi aurait du sens !

- 3e disposition : afin d’accompagner les collectivités par des expertises ponctuelles mais régulières de haut niveau, il pourrait être constitué une entité composée de hauts fonctionnaires d’État chargés de procéder à des audits et des missions de conseils auprès des collectivités rurales. Cette task-force serait constituée par des effectifs issus de la Cour des comptes et de ses émanations dans les territoires (les chambres régionales des comptes), de la DGCL (Direction générale des collectivités locales), du CGET (Commissariat général à l’égalité des territoires) et, en région, des SGAR (Secrétariat général aux affaires régionales). Une telle force d’intervention ponctuelle et souple serait bien plus pertinente que la création d’une improbable agence de cohésion nationale dont on ne sait pas trop ce qu’elle pourrait apporter sans doublonner avec les formes d’ingénierie que les collectivités ont dû créer du fait du désengagement de l’État au début des années 2000.

- 4e disposition : il convient de fixer un nouveau cadre réglementaire pour construire une ingénierie intégrée en milieu rural visant des organisations sur mesure, en phase avec les besoins locaux et dépassant les concurrences institutionnelles. Cela implique l’adoption d’une définition large des champs de
l’ingénierie territoriale en milieu rural, sans se limiter aux anciens périmètres techniques. Elle deviendrait ainsi une compétence partagée, reconnue par la loi qui affirmerait son caractère de service d’intérêt général, dans une visée de solidarité territoriale. De nouveaux outils juridiques sont également nécessaires pour sécuriser l’émergence de “réseaux horizontaux d’ingénierie” y compris avec les acteurs privés visant à faire monter en compétence les acteurs ruraux. On pourrait alors imaginer des agences départementales de développement rural créées et pilotées par les collectivités comme les agences d’urbanisme et intégrant également les acteurs privés de l’ingénierie.

Ce sujet est peu audible par le grand public mais il est crucial pour doter le monde rural des compétences et capacités d’innovation nécessaires pour relever les défis qu’il doit affronter. L’État doit accepter de faire évoluer des dispositifs qui ont vieilli et qui lui laissent encore croire qu’il dispose de capacités d’action réelles sur les missions non régaliennes alors qu’elles se sont progressivement évaporées.