Sans que l’on sache vraiment si les inégalités entre territoires en sont la cause ou la conséquence, un des prolongements de cette situation se joue de manière très pratique et, pour le coup, très directe dans la vie quotidienne des Français selon les collectivités où ils vivent.
Les collectivités territoriales interviennent très fortement dans le quotidien des Français, parfois même sans qu’ils en aient pleinement conscience. Or, de fortes inégalités de moyens se jouent entre elles dans l’Hexagone. De plus, avec la tension actuelle et durable sur les dépenses publiques, ces fortes différences influencent de plus en plus leurs capacités d’intervention selon que l’on se situe à tel ou tel endroit du territoire national. Par exemple, certains départements, encore peu nombreux, s’interrogent aujourd’hui publiquement sur leur capacité à entretenir correctement leurs routes (incidences sur la sécurité routière et donc sur le degré de mortalité de leur population), à accompagner dignement le vieillissement et la perte d’autonomie de leurs personnes âgées, à garantir des collèges de qualité pour leur jeunesse…
Pour résumer de manière schématique, disons que les collectivités territoriales disposent de ressources pour assurer, via un bouquet de compétences (obligatoires et optionnelles), des interventions au bénéfice de leur population. Ces dernières années, une grosse pression à la baisse s’est opérée sur leurs ressources, leurs compétences ont été réparties différemment et souvent leurs périmètres géographiques ont évolué en ce qui concerne les intercommunalités et les régions. Cela a provoqué une sorte de trou d’air dans l’action publique. Dans une période sans réelles tensions sur ces deux éléments (ressources et compétences), les inégalités entre collectivités de même niveau étaient gérables et plus ou moins acceptées. Or, aujourd’hui, ces inégalités de moyens éclatent au grand jour et s’avèrent explosives. Prenons l’exemple que nous connaissons le mieux, à savoir celui du département de la Haute-Saône. Précisons ici que tous les éléments qui suivent sont validés par le rapport d’observations définitives de la chambre régionale des comptes de Bourgogne-Franche-Comté remis en octobre 2017, portant sur l’examen de la gestion des comptes du département pour les exercices 2012 et suivants. Ce rapport, disponible pour le grand public, a salué les efforts et la rigueur de la gestion du département de la Haute-Saône avec les fondamentaux suivants :
- un très faible niveau des ressources (recettes de fonctionnement) : le département présente le plus faible niveau de recettes de fonctionnement par habitant des départements de moins de 300 000 habitants (970 euros par habitant contre 1219 euros en moyenne) alors même que le seul levier de fiscalité directe, la taxe sur le foncier bâti, est déjà à un taux nettement supérieur à la moyenne de la strate, (cette situation s’expliquant par la faiblesse du potentiel fiscal). Les modifications de fiscalité l’ont beaucoup pénalisé ces dix dernières années (le département est industriel, la suppression de la taxe professionnelle l’a par exemple privé d’un levier important) et les mécanismes de péréquation* horizontale et verticale sont très insuffisants au niveau national pour corriger les inégalités de richesse ;
- une très grande maîtrise des dépenses de fonctionnement, dont 73,58 % sont des dépenses d’intervention directe au profit des habitants : les trois allocations individuelles de solidarité (allocation personnalisée autonomie, revenu de solidarité active, prestation compensatoire du handicap), protection de l’enfance, aides aux associations, clubs sportifs, intervenants culturels et à l’éducation… Le rapport de la chambre régionale des comptes a souligné la grande maîtrise de ces dépenses de fonctionnement, les plus faibles des départements de moins de 300 000 habitants, tant au niveau des dépenses de solidarité que de personnel. Elle a notamment mentionné l’exemplarité de la gestion des AIS à travers l’approche de “juste compensation” et de “juste droit” et la mise en oeuvre du principe d’effectivité ;
- le maintien d’un haut niveau d’investissement grâce aux efforts de gestion et malgré de très faibles recettes, qui positionne le département dans les meilleurs parmi ceux de moins de 300 000 habitants (226 euros par habitant contre 185 euros en moyenne) et qui lui permet d’assumer un niveau d’investissement ambitieux pour son territoire (y compris en soutenant l’État ou en se substituant à lui pour certains chantiers routiers d’envergure) ;
- une grande maîtrise de sa dette, puisque le département s’est désendetté ces dernières années avec un des encours de dette lesplus faibles des départements de moins de 300 000 habitants (570 euros par habitant contre 694 euros en moyenne) et une des meilleures capacités de désendettement (désormais moins de 3 ans) bien loin du seuil de “tolérance” souligné par la loi de finances 2018, situé à 10 ans pour les départements.
Les économies et l’efficacité ont été poussées à leur maximum et cette situation d’un département rural reconnu comme géré de manière saine et sincère (ce qui est tout à fait normal selon nous !) s’apparente de plus en plus à une injustice criante pour les Haut-saônais qui subissent une quadruple peine :
- les faibles recettes de fonctionnement ont conduit à un niveau relativement élevé de pression fiscale sur les ménages par rapport à d’autres départements, alors même que les revenus des Haut-Saônais sont faibles ;
- les interventions directes pour les habitants sont toutes optimisées et évaluées au plus juste et sont donc parfois moins favorables financièrement que dans d’autres départements, qui ont plus de moyens financiers et interviennent avec des différences de traitement notoires sur l’APA par exemple. Cela est étonnant mais reste acceptable jusqu’au moment où ces mêmes départements plus riches ou moins pauvres sont secourus par l’État car ils n’arrivent plus à faire face à leurs engagements visiblement surdimensionnés ! Bonne chance à ceux qui expliqueront cela aux Français… D’ailleurs, on sent bien que cette situation interroge fortement. L’assemblée des départements de France a alerté dans un travail prospectif collectif en décembre 2018 sur la nécessité de “réduire les écarts entre politiques publiques d’un département à l’autre lorsqu’ils ne se justifient pas par respect d’un principe d’égalité”. Mais comment réduire ces écarts sans réduire les inégalités par une plus importante solidarité horizontale ?
- le département doit investir dans des domaines où l’État est défaillant, comme sur les routes nationales. La Haute-Saône a, par exemple, dû s’engager dans d’importants travaux de mise à deux fois deux voies sur la RN 57, entre Vesoul et Besançon ainsi qu’entre Vesoul et Luxeuil, à la place de l’État. En effet, en 2012, la déclaration d’utilité publique de ces travaux allait devenir caduque, l’État n’ayant pas eu la diligence de les engager avant cette échéance.
- les économies réalisées ne peuvent être reproduites une deuxième fois. Or, le département se voit appliquer le taux moyen national de maîtrise de ses dépenses de fonctionnement (plafonnement de la hausse des dépenses à 1,2 % par an) entre 2018 et 2020 dans les “contrats” de maîtrise de la dépense
publique dits “de Cahors” imposés par l’État ! Pire encore, ses efforts de bonne gestion font que sur certains dispositifs de péréquation, Bercy a réussi à faire que le département de la Haute-Saône, bien qu’ayant les plus faibles recettes des départements de moins de 300 000 habitants, soit contributeur au profit des autres et non bénéficiaire de la solidarité nationale !
L’indicateur de richesse fiscale net de péréquation horizontale donne également une illustration éloquente de ces inégalités : parmi les 46 départements sur 101 qui sont en dessous de la moyenne nationale, il y a 40 départements ruraux et seulement 6 départements urbains ! Seuls 9 départements ruraux sont au-dessus de la moyenne. Il y a donc bien une question majeure d’inégalités devant la ressource qui dépasse le cas de la Haute-Saône. N’en jetez plus ! Il est totalement impossible d’expliquer aux contribuables haut-saônais mais aussi aux 1200 agents de la collectivité cette situation injuste, avec une absence totale de reconnaissance par la puissance étatique des efforts de gestion réalisés au niveau départemental. Ce sont les mêmes personnes qui s’étonnent à Paris du sentiment de délaissement de ces populations ! CQFD…