Le monde de l’entreprise ne se situe bien sûr pas en marge de ces processus amplifiant les inégalités territoriales. On pense évidemment à l’extrême concentration de l’industrie financière globalisée dans quelques grands centres qui accumulent des richesses (des places boursières légales aux paradis fiscaux illégaux et scandaleux), mais on pense surtout aux impacts des normes des marchés financiers (liquidité, rentabilité, risque) qui s’appliquent aux unités locales d’entreprises mondialisées installées au sein des territoires ruraux. La rentabilité des portefeuilles financiers prévaut beaucoup trop souvent sur les réflexions en matière de développement ou de cohésion territoriale.

L’économiste Daniel Cohen (2009) montre bien, dans son ouvrage Trois leçons sur la société postindustrielle, comment la quatrième des cinq ruptures qu’il identifie est “celle de la révolution financière des années 1980, c’est-à-dire la prise de pouvoir de la bourse dans le management des entreprises. C’est au moment où les managers deviennent actionnaires, et non plus des salariés de l’entreprise, que commence le démembrement de la grande firme industrielle.” La géographie des plans sociaux en est une manifestation brutale.

L’actualité de ces dernières années regorge d’exemples de fermetures de sites, à la suite de restructurations décidées par des actionnaires dont les préoccupations sont totalement étrangères aux considérations locales, alors que, soit les carnets de commandes sont déclarés comme “bien garnis”, soit la rentabilité est présentée comme correcte mais pas suffisante en comparaison des rendements attendus.

Il faut bien sûr être prudent devant ces messages relayés par des salariés et des organisations syndicales confrontés à une situation d’urgence et de tension, mais cela génère un bruit de fond dans la France des territoires ruraux. Comme le souligne Daniel Cohen, les catégories populaires rurales exposées aux fragilités évoquées ci-avant, soumises au chômage ou risque de chômage, aux temps partiels subis, aux conditions de travail et organisations sans cesse requestionnées pour gagner en productivité, servent désormais “de variables d’ajustement dans le cadre de la compétition mondiale qui vise à réduire toujours plus les coûts de production”.

Dès lors, les salariés se vivent comme des lignes de coûts [c’est-à-dire des lignes à lire dans un bilan] déshumanisées à la merci de choix d’actionnaires situés à l’autre bout du monde et qui demandent un rendement de 15 % par an impossible à tenir sur plusieurs années. C’est aussi une forme de prédation territoriale qui voit la valeur ajoutée d’un territoire rural repartir constamment dans les métropoles mondialisées ou, plus grave encore, dans les paradis fiscaux. La productivité dans l’industrie rurale a considérablement augmenté mais cela n’a pas vraiment fait croître le nombre d’emplois, ni bonifié les salaires. Les territoires ruraux sont donc devenus clairement des ateliers à bas prix d’exécution. Les travauxprospectifs d’experts confirment ces tendances organisationnelles des entreprises avec des cadres supérieurs dans les métropoles et les autres catégories socioprofessionnelles dans les territoires secondaires ou dominés car les réseaux permettent de faire circuler les informations sans nécessairement être sur place. Insidieusement, la spécialisation économique et la spécialisation sociale se sont articulées. Chaque site possède donc progressivement une structure sociale moins diversifiée, ce qui impacte assez lourdement la sociologie des espaces ruraux. Les ruptures technologiques actuelles et à venir sont encore de nature à remodeler en profondeur les territoires ruraux aux spécialisations sectorielles et sociales fragiles et ce ne sont pas les nouveaux modes de financements participatifs ou solidaires, aujourd’hui peu développés, qui vont changer les choses à court et moyen termes.

Les dernières ordonnances de 2017 font qu’il sera globalement plus difficile de contester en justice une fermeture de site ou un plan de licenciement massif imposés par une entreprise multinationale en bonne santé financière, ce qui n’arrangera rien. Si certains arguments techniques du gouvernement Philippe, tels qu’un renforcement de la sécurité juridique pour les investisseurs, peuvent s’entendre, cette mesure vient encore s’ajouter au contexte général de la France périphérique. Bien souvent, ces actions en justice ne changent pas la donne car elles mettent beaucoup de temps à aboutir. On se rappelle qu’en 2016, sept ans après les faits, les anciens salariés de l’usine Molex de Villemursur-Tarn ont vu la Cour d’appel reconnaître définitivement que leur licenciement était “sans cause réelle ni justifiée”. La justice reconnaissait que leur usine était viable économiquement et que la raison de sa fermeture était la recherche de profits plus importants de la maison mère et de ses actionnaires. Ces victoires ont au moins valeur symbolique et les symboles restent importants, mais le sentiment d’anxiété est extrêmement fort depuis quelques années chez tous ces salariés.

La dernière enquête d’ampleur réalisée en 2014 par l’Observatoire de la qualité de vie au travail (OVAT) pointait clairement “l’éloignement des centres de décision” (et tout ce que cela sous-entend) comme un facteur qui détériore le climat social, fragilise la gouvernance des entreprises et dégrade le sens du travail. Et pourtant, le monde rural regorge d’exemples de réussites, avec des sites industriels qui se battent dans la compétition mondiale comme le site mondial de pièces détachées de SEB qui se localise à Faucogney-la-Mer au coeur du territoire des 1000 étangs en Haute-Saône. Produire en milieu rural est possible et présente aussi de vrais atouts compétitifs : disponibilité et prix du foncier, fluidité des trafics, niveau de vie abordable, fidélité des salariés, cadre de vie…

On peut enfin faire remarquer que ces situations de stress et d’anxiété empêchent de se projeter, de “construire sa vie” sereinement. Cela vient par exemple percuter de plein fouet le niveau d’exigence requis par les banques lorsqu’elles délivrent des crédits à l’immobilier aux jeunes ménages ! C’est un cercle vicieux qui produit des travailleurs pauvres, des jeunes ménages actifs qui restent encore chez leurs parents, faute de moyens et de perspectives solides pour construire une vie décente… Ils perdent aussi foi en l’avenir et cultivent un sentiment de déclassement dont nous avons largement exposé plus haut les conséquences territoriales. L’ascenseur social ne fonctionne plus. Nous voulons illustrer cette situation par ce propos d’une femme témoignant devant un élu local : “Mon grand-père a construit sa maison avec un seul salaire, ma grand-mère restait à la maison. Mon père et ma mère avaient chacun un salaire, ce qui leur a permis de construire leur maison. Mon époux et moi-même travaillons mais les banques ne veulent nous prêter pour construire, sous prétexte que nous sommes en contrat à durée déterminé et avec de petits salaires. C’est injuste.” Et elle se met à pleurer… La boucle est bouclée et le déterminisme social et territorial joue à plein. La réforme des retraites à venir en sera une nouvelle illustration avec des salariés mal payés en milieu rural et qui vont contracter des droits à la hauteur de ce sacrifice national ! Encore une fois, c’est la double peine !