Afin de ne pas enfermer le rural dans des représentations statistiques et cartographiques orientées, voire même le faire s’évaporer, il convient de développer une batterie d’indicateurs rigoureux qui permettent d’abord de déconstruire l’idéologie dominante pro-urbaine.

La partie n’est pas gagnée pour faire réapparaître le monde rural sur les cartes et les graphiques de nos grands quotidiens, notamment régionaux, qui sont encore pour le grand public un vecteur de communication important en milieu rural. Il faut faire cet effort. À ce titre, même s’il ne s’agit pas de l’unique approche, le travail de Christophe Guilluy sur les fragilités sociales est assez exemplaire de la méthode à poursuivre.

Ce dernier est parti du constat que la majorité des catégories populaires vivent sur les territoires qui ne créent pas ou peu de richesse au titre du PIB. Bien que cet indicateur ne dise pas tout, il est très largement utilisé par les pro-urbains. Il existe pourtant un autre indicateur que les cartes issues des traitements statistiques INSEE ne laissent pas vraiment apparaître mais que C. Guilluy a su déceler : celui des fragilités sociales. Cela permet de ne pas s’enfermer dans un seul sujet
(pauvreté, chômage…) mais d’élargir le spectre de l’indicateur en compilant le taux de chômage, le taux d’emploi à temps partiel, le taux de propriétaires occupants modestes, le taux de familles monoparentales…

Cet indicateur synthétique est certes contestable, comme tout indicateur, mais il est dynamique et provient d’une construction méthodique. Comme par enchantement, les cartes issues de cet indicateur des fragilités sociales font apparaître un distinguo fort entre la France métropolitaine et la France rurale ou, plus globalement, la “France périphérique” théorisée par C. Guilluy dans son essai sous-titré Comment on a sacrifié les classes populaires (2014) et qui regroupe 60 % de la population. On s’aperçoit que la majorité des Français vivent dans les territoires les plus fragiles économiquement et socialement.

C’est d’ailleurs de ces derniers que partent les radicalités récentes : vote extrême, abstention massive, mouvements sociaux comme les “bonnets rouges” en Bretagne de l’intérieur – ce ne sont pas les centres-villes de Nantes ou Rennes qui alimentent ces pulsions sociales. On comprend mieux alors le grand malaise sociétal et démocratique qui se durcit de mois en mois : la majorité des catégories modestes, exposées aux fragilités sociales, ne vit pas là où la machine économique, culturelle… tourne à plein. Le mouvement des “gilets jaunes” initié fin 2018 explose ainsi en pleine figure des statisticiens INSEE et des technocrates ! Ils viennent du monde rural où ils tiennent des ronds-points, mais vont manifester parfois violemment sur les Champs-Élysées ou dans les centres-villes de Bordeaux ou Nantes.

Cette déconstruction-reconstruction statistique ne résout pas tout et peut être sujette à critiques mais elle a l’immense mérite de stimuler le débat et de sortir le monde rural des stéréotypes, et, surtout, de l’ombre dans laquelle l’idéologie dominante veut le plonger.