Quasiment tous les experts s’accordent à placer la matière grise comme facteur crucial de l’économie de demain et des défis qu’elle génère. Or, nous avons vu que le monde rural ne dispose ni des ressources humaines endogènes intrinsèques suffisantes, ni d’une ingénierie territoriale publique assez forte, notamment depuis le désengagement de l’État. Le tableau n’est pas idyllique, mais il a le mérite de poser un diagnostic sans concession (contrairement à l’État qui masque son désengagement) et favorise l’émission de premières orientations pour faire face à cette situation. Il ne faut pas tomber dans l’incantation vaine ou laisser croire à une baguette magique visant à faire déménager de force des bus entiers de jeunes actifs urbains bien formés pour les installer dans les campagnes ! Un long travail doit être effectué en profondeur, y compris sur l’image du monde rural, pour qu’il devienne attractif pour ce type de ressources humaines. Toutefois, il nous semble que deux axes forts d’évolution pourraient être arrêtés par la puissance publique et déclinés ensuite par des mesures concrètes.

Le premier axe est le plus structurel. Il touche au coeur même de l’action publique. Nous avons abordé le cas de certains services déconcentrés de l’État présents en territoire alors même que la compétence a été transférée parfois depuis très longtemps aux collectivités locales. Cela fait plusieurs années que cette idée pragmatique est portée via plusieurs rapports nationaux. En juillet 2018, le rapport Cap 22 a encore repris cette mesure en préconisant que “l’État renonce complètement aux compétences qu’il a décentralisées” citant entre autres champs la jeunesse, le sport, la formation, l’aménagement… Il est pour nous essentiel de procéder rapidement à ce toilettage comme une première étape d’une réorganisation de la répartition des rôles entre l’État et les collectivités, qui doit être beaucoup plus ambitieuse.

Un consensus semble se dégager depuis une petite dizaine d’années au moins sur cette première étape. Alors, pourquoi la France n’a-t-elle pas fait ce choix plus tôt ? Chaque tentative est enterrée au niveau des ministères, parfois contre l’avis même du ministre en question. Au fond, l’État central et les hauts fonctionnaires d’État n’ont pas confiance dans les collectivités et les élus. Ce n’est pas d’aujourd’hui ! Déjà en 2009, Yves Krattinger accompagné de Claude Belot et Jacqueline Gourault intitulaient leur rapport sénatorial “Faire confiance à l’intelligence territoriale”. Rien d’étonnant donc que dans le Gouvernement actuel, qui fait la part belle aux technocrates, la défiance envers les élus locaux soit grande. En plus, au-delà des effets d’annonce permanents, il apparaît aussi que l’État n’a plus le courage de mettre en oeuvre les réformes structurelles nécessaires. Combien de sujets techniques, souvent difficiles à expliquer dans les détails à l’opinion publique, sont laissés en friche par peur de mobilisation syndicale et des postures dogmatiques et caricaturales de l’opposition politique du moment. L’État préfère alors, par exemple, ne pas supprimer vraiment un service, tout en conservant des bouts
de services ou de dispositifs pour faire illusion, rendant ainsi l’action publique illisible et de plus en plus inefficace. Et pourtant, c’est là que se situent les vraies marges de progrès et d’efficience.

Afin d’éviter des réactions de blocage dans l’ombre des ministères ou des pseudo-réformes cosmétiques, nous pensons qu’il faut un débat qui vise à délimiter une bonne fois pour toutes les contours d’un État qui se recentre sur ses missions régaliennes et qui passe un contrat d’objectifs clairs et responsabilisants avec les collectivités pour la mise en oeoeuvre opérationnelle des autres champs de l’action publique. Ce travail éminemment politique au sens premier du terme pourrait déboucher sur d’autres transferts mais peut-être aussi par la recentralisation de quelques compétences touchant au régalien. Cela impliquerait d’être innovant, inventif et de prendre des risques. Deux principes de base pourraient être érigés :

- tout ne peut se faire qu’à dépense totale au mieux constante (maîtrise de la dépense publique) ;

- que les moyens humains affectés par l’État aux compétences transférées soient aussi transférés au sein des collectivités au niveau utile, pour atteindre prioritairement un taux plancher d’agents de catégorie A ou B+ dans les territoires ruraux.

En complément de cette mobilisation, via un redéploiement volontariste des ressources humaines de l’État au profit des collectivités locales notamment rurales, le deuxième axe d’évolution consiste à permettre, au niveau réglementaire, à chaque territoire rural d’organiser selon ses besoins sa propre ingénierie intégrée. Le dialogue et la recherche de complémentarité doivent permettre de dépasser les concurrences institutionnelles stériles.

Cela implique en premier lieu d’adopter une définition large des champs de l’ingénierie territoriale en milieu rural, sans se limiter aux anciens périmètres techniques, pour en faire une compétence partagée, reconnue par la loi, qui affirmerait son caractère de service d’intérêt général, dans une visée de solidarité territoriale. Dès lors, cette base peut permettre des évolutions concrètes visant à :

- construire en milieu rural des outils nouveaux juridiquement avec un objectif de “réseaux horizontaux” y compris avec les acteurs privés via des conventionnements (chartes, etc.), des catalogues de services mutualisés (holding, etc.), la cartographie des compétences mobilisables en matière d’ingénierie sur un territoire donné, pour identifier les carences et les complémentarités et ainsi anticiper, par une gestion prévisionnelle des emplois, des effectifs et des compétences (GPEEC) à l’échelle d’un territoire, les nouveaux besoins, les départs à la retraite, les recrutements nécessaires, les possibilités de mobilités professionnelles ;

- faire monter en compétence les acteurs ruraux en formant davantage les cadres administratifs à un socle de connaissancescompétences spécifiques aux territoires ruraux (diagnostic, conduite de projet de développement, prospective, mobilisation des acteurs) et en mobilisant aussi le levier de la formation des élus avec des plans de formation dédiés ;

- faciliter les mobilités et les parcours aujourd’hui beaucoup trop cloisonnés des agents entre les différentes fonctions publiques, entre collectivités, avec la sphère privée, avec l’enseignement supérieur, y compris pour les futurs hauts fonctionnaires d’État qui devraient, avant d’accéder aux plus hautes responsabilités, avoir exercé un temps suffisant (au moins 5 ans) au sein des collectivités rurales pour se confronter à l’action réelle et ne pas faire seulement du contrôle et de l’inspection.

Pour les professionnels rompus à l’action publique, notamment dans le monde rural, ces orientations sont assez largement partagées et nourrissent quotidiennement les échanges. Mais il n’en est pas de même lorsque l’on en parle à Paris dans les ministères, dans les associations d’élus ou que l’on essaie de sensibiliser le grand public. Dès lors, l’enjeu est de faire porter cette voix par une force territoriale bien souvent trop dispersée et pas assez mobilisée sur des enjeux structurels communs. Sur la base de ces deux axes d’évolution, nous imaginons ce que pourraient apporter une quarantaine de cadres A et B+ dans un département comme la Haute-Saône en complément des effectifs actuels. Le levier permettrait de disposer d’une force de frappe
exceptionnelle… le tout pour environ 3 millions d’euros par an (qui sont actuellement dépensés beaucoup moins efficacement).

Si on projette de reproduire cette approche sur la petite cinquantaine de départements ruraux, notre pays est-il prêt à cet effort qui est finalement tout à fait soutenable financièrement ?