Les enjeux liés à l’emploi se posent pour l’ensemble du pays. Le diagnostic est archi-connu : chômage de masse, environ 500 000 postes aujourd’hui non pourvus, des métiers en tension de recrutement par manque d’attractivité ou par insuffisance de formation des candidats, inadéquation des compétences actuelles avec les emplois de demain notamment dans le numérique, des destructions d’emplois industriels très localisés, un modèle d’allocations qui a tendance à exclure et à stigmatiser… Il faut bien constater que la croissance économique ne suffit pas à elle seule à déstocker le chômage de masse. Une trentaine d’années de traitement statistique du chômage via de “grandes politiques nationales” a rigidifié le marché du travail en cloisonnant les interventions des organismes censés travailler au retour à l’emploi de nos concitoyens.

Le Gouvernement a bien posé ces constats lors du lancement de son plan pauvreté en septembre 2018. Les territoires ruraux subissent de plein fouet cette situation. Nous avons clairement souligné le déficit de matière grise en milieu rural avec un manque d’ambition généralisé des jeunes ruraux et des
mécanismes de déterminisme social et territorial qui sont dévastateurs. Nous avons aussi montré que les territoires ruraux notamment industriels ont payé la note de la crise de 2008 en voyant les emplois industriels disparaître sans réellement être armés pour les faire muter. Ce sont également les territoires ruraux qui subissent la métropolisation de l’emploi public et voient aussi disparaître des pans entiers d’emplois tertiaires.

Et pourtant ! Nous pensons qu’en dépit de ces difficultés structurelles, les territoires ruraux constituent le terrain idéal pour mettre en oeuvre de manière concrète un double changement de paradigme.

Le premier consiste à réaffirmer le primat du travail sur les allocations. Ce que Fréderic Bierry, dans son rapport à l’Assemblée des départements de France (Les départements au coeur des politiques de retour à l’emploi, 2019), a appelé la solution du “travail pour tous” qui combinerait une activité évolutive et une allocation de subsistance si nécessaire. Le modèle se fonderait ainsi “sur les vrais potentiels de la personne et s’orienterait résolument vers son accompagnement dans l’emploi”. Nous avons déjà dit pourquoi cette philosophie doit être privilégiée à des solutions de type “revenus pour tous”.Pour les personnes concernées, cela permettrait un accès à l’emploi dans un esprit de dignité et de responsabilité. Le pays fait également le pari qu’il existe en chacun une part de talent et de compétences permettant de s’épanouir dans le travail et donc dans la société. Pour les territoires ruraux eux-mêmes, cette approche les maintiendrait aussi dans une démarche positive où une vie active est possible. Leur horizon n’est pas d’être uniquement sous perfusion des allocations de solidarité. Si nous faisons le deuil collectif d’un idéal de travail pour tous et partout y compris dans le monde rural, alors la fabrique d’un “tiersmonde rural français” vivant aux crochets des métropoles est en marche. Comment, dans ces conditions, mobiliser les énergies en milieu rural pour retourner la situation ?

Le deuxième changement de paradigme nécessaire tient justement au fait que l’emploi est l’affaire de tous les acteurs. Trop longtemps, il est resté l’affaire technique d’organismes nationaux comme Pôle Emploi, missionnés par l’État avec de grands objectifs statistiques. Dans les territoires, personne ne s’en occupe pleinement, chaque niveau de collectivité a un petit bout de compétences (le développement économique pour les intercommunalités, l’accompagnement social et l’insertion pour les départements, l’orientation et la formation pour les régions, les contrats aidés pour l’État). Une multitude d’acteurs régule le marché de l’emploi en ménageant un espace pour chacun ! À l’échelle d’un territoire local prédéfini, personne ne fixe des objectifs communs de résultats concrets ! Des actions sont réalisées ici ou là, pendant un temps donné, en réponse à un appel à projets national ou européen, puis plus rien. Peu d’évaluations en sont faites. On se réfère la plupart du temps à des statistiques globales qui sont d’ailleurs de plus en plus incompréhensibles et inexplicables par celui qui les produit (Pôle Emploi). Or, les quelques expérimentions locales d’envergure conduites soulignent l’absolue nécessité d’un portage politique local fort !

En partant de ce double changement de paradigme, nous avons en Haute-Saône déclaré en 2015 comme objectif politique prioritaire le retour à l’emploi des allocataires du RSA via deux outils complémentaires. Une cellule d’évaluation du “juste droit” a été créée afin de garantir le juste calcul de l’allocation et d’établir un premier profilage des allocataires quant à un retour à l’emploi.

En complément, un groupement d’intérêt public (GIP) dénommé Insertion 70 a été créé. Il réunit une cinquantaine de partenaires : département, région, État, communautés de communes, organismes consulaires, fédérations professionnelles, entreprises, agences d’intérim… Sa mission est d’accompagner
en permanence individuellement vers et dans l’emploi 700 allocataires du RSA avec de fortes connexions vers les milieux économiques et en prise directe avec chaque communauté de communes. Toutes les trois semaines, nous tenons une réunion avec 50 à 150 allocataires du RSA convoqués à l’échelle d’une communauté de communes pour un discours pédagogique ferme et optimiste sur les droits et les devoirs et pour une mise en relation individuelle avec un chargé de mission.

Les retours de terrain permettent aussi de lever des freins à l’emploi. C’est par exemple le sens du pack de retour à l’emploi pour faire face aux problèmes de mobilité et de garde d’enfants. Une action en direction des associations est aussi en cours pour intégrer en leur sein, quelques heures par semaine, des allocataires du RSA volontaires suivis par Insertion 70 mais situés un peu plus loin de l’emploi. Cet engagement vise une reconstruction progressive de leur employabilité. C’est enfin un processus de modernisation, via la mobilisation du Fonds social européen, des chantiers d’insertion. Les résultats depuis le lancement de cette politique d’insertion réformée font apparaître une réduction de 16 % du nombre d’allocataires du RSA sur le département (de 4920 fin 2016 à 4161 en décembre 2018). C’est une approche. Il en existe d’autres, mais elles doivent se généraliser sur ces bases en milieu rural.

Nous pensons donc que l’État doit conserver le levier des incitations directes et indirectes pour la création ou le maintien des emplois en direction des entreprises, mais qu’il doit pousser les collectivités à s’organiser pour l’accompagnement personnalisé vers et dans l’emploi, particulièrement en milieu rural, là où Pôle Emploi ne peut pas agir aussi bien et couvrir les territoires. Par leur connaissance du terrain, les collectivités sont réellement les mieux placées pour convaincre tous les acteurs de proximité de s’impliquer dans cette bataille. Elles peuvent stimuler et fédérer les énergies et agir de proche en proche, au plus près des individus par un accompagnement personnalisé et rapide. Il faut aussi encourager les entreprises et les mettre dans les meilleures conditions pour créer des emplois.

Cette approche correspond parfaitement aux spécificités du monde rural qui est de fait “un grand village” où beaucoup d’acteurs se connaissent et partagent des intérêts communs. Nous avons bien vu que différentes modalités concrètes et autres outils peuvent être mis en oeuvre par les territoires pour coller aux spécificités de ces derniers. Toutefois, pour consolider leur cadre d’intervention et les responsabiliser dans leur action, il conviendrait de :

- formaliser un plan de retour à l’emploi à l’échelle de chaque bassin de vie entre le département, le bloc communes-communautés de communes et leurs partenaires (entreprises, associations, agences d’intérim, organismes de formation, conseil régional, chambres consulaires…). Ce plan, issu d’un diagnostic local sans concession, ferait l’objet d’un contrat unique avec l’État et la région (volet formation) sur plusieurs années, permettant de fixer collectivement des objectifs précis et concrets à l’échelle d’un bassin de vie pour le retour à l’emploi et la mise en cohérence entre les compétences des habitants et les besoins des entreprises (gestion prévisionnelle des emplois et compétences territoriales) ;

- renforcer les dispositifs législatifs permettant la mise en oeuvre efficace du “juste droit”, des allocations chômages et du RSA. Cela concerne tous les territoires français mais il s’avère essentiel au coeur des territoires ruraux où tout le monde se connaît. Au-delà des économies générées, cela doit permettre de recrédibiliser cette prestation sociale aux yeux de nos concitoyens et ainsi sortir de la stigmatisation qui peut être très forte en milieu rural (plus exposé que les grandes villes). C’est à ce prix que les énergies collectives pourront ainsi se focaliser uniquement sur un accompagnement vers l’emploi.