On se rend bien compte que les lois des dix dernières années consistent à redécouper “à la trique” les périmètres et les compétences des collectivités territoriales. Cela ne constitue pas une réponse au niveau des enjeux posés par les inégalités territoriales. Les prolongements politiques et sociaux de ces lois interrogent également. Qui va se marier avec qui ? Quelle est la région dont personne ne veut ? Les départements vont-ils disparaître ? La dimension largement affective des découpages nous coupe des questions essentielles. Ce qui fait dire à Philippe Estèbe (2016) que pour adapter notre système territorial à la nouvelle donne économique et sociale, la solution s’apparente à “un mode d’emploi plutôt que se livrer à un énième redécoupage des territoires et des compétences”.
Il convient surtout de réinterroger le fondement et le sens donnés à la décentralisation. Un bref regard historique souligne d’ailleurs que, quasiment partout dans le monde, la déconcentration puis la décentralisation se sont bien souvent construites sur la base de considérations tactiques du pouvoir central confronté à des circonstances historiques. Les territoires ont le plus souvent été introduits, dans les différents modes d’organisation de la démocratie, pour casser des systèmes préexistants ou pour les maîtriser. Ce fut le cas de la création des départements français au départ par simple quadrillage, proposé par l’abbé Sieyès, qui visait à casser l’organisation provinciale de l’Ancien Régime. Tout cet héritage est mis à mal notamment par la fragmentation territoriale créée par les mouvements régionalistes (plus de 300 dans le monde à ce jour). Se pose avec force la question de la solidarité entre régions, de ce qui fragmente les nations sur des bases identitaires mais aussi de plus en plus souvent sur des éléments économiques et très matériels (les plus riches veulent leur indépendance), de l’idéologie du local avec le repli sur soi… La cohérence nationale est ainsi secouée et tout cela a de graves répercussions au niveau de l’Europe.
Les décideurs politiques nationaux et européens sont devant des enjeux colossaux et mortifères, mais ne possèdent pas de doctrine politique solide et argumentée pour lutter contre ces pulsions de fragmentation et parfois d’indépendance de certaines régions d’Europe. Les théories économiques, politiques et sociales sont très insuffisantes sur ces sujets. En conséquence, la pédagogie ne peut être mobilisée pour expliquer aux Français les conséquences éventuelles de ces mouvements. Les réponses sont donc laconiques (les “sachants” et les autres), brutales et froides, sans échange, ce qui nourrit encore plus ces mouvements.
Laurent Davezies (2015) pose le débat en ces termes : “la question est alors de savoir si ces mécanismes de péréquation entre espaces riches et espaces pauvres, au sein des grandes nations, sont globalement préférables à une fragmentation en petits pays non solidaires. Dans les discours politiques, la solidarité interterritoriale est généralement traitée sur un mode affectif et idéologique (autrement dit sans base théorique étayée). La redistribution territoriale n’est pas une charité, mais une sorte d’assurance mutuelle sur le court et le long termes… permettant une meilleure assurance contre les chocs soudains.”
On voit bien qu’il est indispensable d’enrichir considérablement et très vite le corpus théorique de nos organisations territoriales, de définir des espaces et des mécanismes de solidarité à l’échelle nationale d’abord, mais aussi européenne. Tout s’est construit sur de nobles idées politiques qui ont cheminé via des combinaisons empiriques de décentralisation des recettes et des dépenses et de transferts* de compétences et de moyens humains. Cela donne aujourd’hui un patchwork impossible à décrypter pour l’électeur-contribuable et même – et c’est très inquiétant – pour les techniciens qui ont bien de la peine à se retrouver dans les méandres des dotations de l’État, des fonds de péréquation et autres mécanismes fiscaux.
Plus grave encore, quand on additionne dans les territoires les emplois publics, on constate des écarts énormes avec des territoires suradministrés et d’autres sous-administrés. Ainsi, le “taux d’administration” toutes fonctions publiques additionnées était en 2016 de 91,2 agents pour 1000 habitants en Haute-Vienne, 89,7 dans la Vienne, alors qu’il plafonnait à 45,9 dans l’Ain et 49,1 en Haute-Saône. Comment justifier ces écarts et pourquoi les maintenir en l’état ?
L’autre exemple qui fragilise la décentralisation concerne le ministère des finances de Bercy qui n’arrive plus, par exemple, à expliquer les variations de la contribution sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE)… qu’il a lui-même fabriquée en lieu et place de la taxe professionnelle ! Cette situation est très dangereuse car elle dépossède totalement le citoyen et l’élu, au profit de quelques membres de la technocratie soupçonnés (à tort ou à raison) d’agir contre l’intérêt des territoires. Ce n’est pas le grand et dangereux retour du pilotage centralisé des finances publiques ces dernières années qui va nous rassurer.
Le pilotage par les grands corps de Bercy en communion avec leurs camarades de promotion du CAC 40, qui considèrent les territoires comme autant de centres de coûts à réduire, ne réussira pas à réconcilier les Français avec leur administration centrale. C’est pourquoi deux pistes méritent selon nous d’être creusées pour travailler à des réponses lisibles et explicites aux questions posées par les inégalités territoriales et leurs enjeux pour le monde rural notamment.
Le premier chantier revient à affirmer nationalement comme un grand objectif, au même titre que l’ambition environnementale par exemple, que le monde rural doit faire l’objet d’un processus de rattrapage sur une quinzaine d’années. Il faut sortir d’un modèle attentiste où certains acteurs ruraux attendent tout de l’État et de forces extérieures. Il faut sortir d’un modèle où il est de bon ton de ne pas voter d’imposition locale comme si cela était un trophée, le but ultime. N’en déplaise au ministre Darmanin et son célèbre “balance ton maire” en 2018, l’impôt local a une justification et une signification lorsqu’il est juste et qu’il est mis au profit de l’action et de projets locaux concrets en phase avec les besoins des populations, alors même que le soutien financier et humain de l’État n’a cessé de baisser depuis 15 ans. Il faut sortir de la logique RGPP ou MRAP développée par l’État depuis 15 ans avec la réduction de l’emploi public de manière uniforme et aveugle sur le territoire national. Certes, il est nécessaire de maîtriser l’emploi public – et le département de la Haute-Saône y a largement contribué en ayant les deuxièmes plus faibles dépenses de personnels par habitant des départements de moins de 300 000 habitants – mais certains territoires ruraux n’ont parfois plus assez d’emplois publics, et devraient donc, vu la situation décrite précédemment, être exonérés de cet effort. Nous y reviendrons.
De manière plus technique, il faut donc trouver un équilibre entre les trois grandes fonctions allocatives, stabilisatrices et redistributives des finances publiques. Les travaux de Richard et Peggy Musgrave (1959) ont montré que la première (les allocations) est d’autant plus efficace que la dépense est décidée près du terrain et que les deuxième et troisième fonctions doivent être mises en oeuvre au niveau géographique de gouvernement le plus élevé possible pour garantir une bonne coordination et une certaine justice. Cette approche est beaucoup moins simple qu’il n’y paraît, car toutes les politiques publiques sont plus ou moins dotées des trois fonctions à la fois, mais elle offre une matrice pour passer au crible l’ensemble de l’action publique.
Dès lors, les enjeux présentés pour les territoires ruraux pourraient réapparaître sous un autre jour (comme d’autres d’ailleurs) car ces trois fonctions sont mises sous tension dans l’ombre comme le souligne L. Davezies : “il n’y a pas de doctrine établie de décentralisation, ni de manuel de partage des tâches
entre différents niveaux de gouvernement, mais plutôt des choix résiduels et implicites dérivant d’arbitrages macroéconomiques et sociaux fluctuant entre trois objectifs aussi souhaitables que contradictoires”. En fait, ces questionnements doivent permettre d’éclairer un arbitrage, dans le triple dilemme qui se pose avec une exigence de compétitivité appelant à libérer les fonctions allocatives (libérer l’énergie des métropoles par exemple), renforcer les fonctions redistributives pour remédier à la croissance des inégalités territoriales, tout en assurant les fonctions stabilisatrices pour maîtriser les déficits publics ! Quel programme ! Il demande des choix difficiles, mais nécessaires, qui ne peuvent être décidés uniquement au sein d’un cercle de technocrates mais doivent être expliqués et mis en perspectives devant et avec les Français.
Le deuxième chantier consiste à définitivement, courageusement et publiquement, arrêter d’entretenir l’illusion d’une quête d’égalité formelle des territoires. Notre pays doit passer par un travail sérieux, non dogmatique et sans instrumentalisation politique, de construction d’une doctrine visant l’égalité réelle basée sur la relativité, en hiérarchisant les inégalités à combattre (pouvant varier selon les territoires) plutôt que de continuer à entretenir la fable de l’égalité formelle, héritée de 70 ans d’aménagement du territoire, qui bloque les initiatives de création de formes politiques nouvelles et entretient l’espoir d’un grand soir institutionnel qui réglerait tout par le haut mais qui ne viendra jamais !
Nous avons présenté les trois stratégies d’égalités territoriales qui se sont succédé au fil du temps. Elles ont volé en éclat ces dernières années mais elles portent toutes en elles quelques éléments à considérer pour bâtir dans un avenir proche une nouvelle forme d’égalité. “L’égalité des droits des territoires”
coûte trop cher aujourd’hui et, si elle est poussée à l’extrême, elle joue contre l’égalité réelle des citoyens et encore plus depuis les réformes territoriales récentes et la baisse des dotations. Elle met toutefois en lumière un besoin croissant d’intercommunalité, de péréquation horizontale, mais aussi un besoin fort de débat public. “L’égalité des places des territoires” est laminée par des territoires qui ne diffèrent plus au niveau fonctionnel du fait de la mondialisation et de la mobilité des personnes. Elle invite à construire politiquement les réseaux territoriaux. Non pas comme aujourd’hui, une stratification de la France par niveau de collectivités, mais permettre une organisation souple en réseaux ou coopérations. “L’égalité des chances des territoires” a parfois aussi incité certaines collectivités à se comporter comme de petits États et a nourri des pulsions séparatistes et surtout égoïstes. Or, on voit bien que les politiques publiques doivent être construites avec les habitants du territoire, mais pas uniquement. Les travailleurs, les consommateurs et les touristes ont aussi leur mot à dire.
À partir de ces constats critiques et devant l’ampleur de la tâche, Amartya Sen (Repenser l’inégalité, 2012) nous invite à ne pas considérer l’égalité comme absolue au risque de saper la volonté collective de lutter contre les inégalités par un programme trop ambitieux. Il est vrai que les trois grandes acceptions françaises de l’égalité ont débouché sur un programme extrêmement ambitieux et donc fatalement non réalisé, ce qui entretien une frustration permanente de toutes les parties prenantes, parce qu’il pose des problèmes d’efficacité et de coût. L’économiste propose davantage de “savoir quelles inégalités on souhaite combattre, inégalités de quoi ?” et d’accepter ainsi une hiérarchie des inégalités à traiter qui peut varier selon les situations et les territoires. Nous pensons qu’il convient de s’attaquer de manière prioritaire et massive à six inégalités sociétales à forts impacts négatifs sur le monde rural. Il s’agit de celles qui touchent à l’éducation, la santé, la sécurité, l’urgence environnementale, la culture et la connexion. Sur ces sujets, la France a longtemps été exemplaire, y compris par rapport aux autres pays dans le monde, mais les systèmes actuels doivent se réinventer car ils sont à bout de souffle. Ils ne répondent plus aux attentes des populations et ne permettent plus de relever les défis auxquels le monde rural est confronté. Ce sont sur ces six sujets que des réponses doivent être apportées et ce, de manière objective, énergique et durable.