Chaque président de la République y va de son couplet en début de mandat sur la simplification des normes qui brident notre pays. Nous les croyons sincères lors de l’énoncé de leur discours. Le problème se situe après, lorsque les administrations centrales et les parlementaires y mettent leur patte. Cela donne un grand nombre de textes, très souvent trop détaillés donc inapplicables, le tout sans évaluation deux ou trois ans après leur adoption.
La page hebdomadaire dédiée à l’application des nouveaux textes réglementaires dans La Gazette des communes (magazine bien connu dans les collectivités locales) est là pour illustrer cette inflation normative qui cherche le plus souvent à régir toutes les situations dans les moindres détails. Alain Lambert, président du Conseil national d’évaluation des normes (CNEN), faisait remarquer lors de son dixième anniversaire, le 13 septembre 2018, que, malgré de réels progrès pour diminuer cette inflation normative, “certains hauts fonctionnaires, rapporteurs de projets de textes, sortent parfois défaits d’une séance du CNEN. Défaits d’avoir dû expliquer l’impact d’une mesure dans une commune de 1500 habitants. Certains ne semblent jamais avoir imaginé qu’il puisse exister une commune en dessous de 100 000 habitants !”
On voit donc une fois de plus à quel point c’est la double peine pour le monde rural ! Il doit faire face comme tous les territoires français à une inflation de textes, sans avoir les moyens d’ingénierie, financiers et juridiques pour y faire face. Prenons l’exemple de la généralisation des Plans locaux d’urbanisme intercommunal (PLUI*). L’approche intercommunale des sujets liés à l’urbanisme est essentielle. Leur nécessité ne fait pas débat dans le cadre d’espaces soumis à une pression démographique, foncière et patrimoniale importante, mais comment expliquer à une communauté de communes rurale de 10 000 habitants avec plus de 30 communes, qui se bat pour stopper sa perte de population, que la première chose à faire est de dépenser 400 000 euros d’études pour se doter d’un PLUI, le tout avec des cabinets qui resservent leurs dogmes d’inspiration urbaine d’un territoire à l’autre. Pourquoi demander à tous les territoires ruraux d’adopter la complexité des règlements des villes alors que la diversité des situations urbanistiques en milieu rural ne le justifie pas ? Faut-il que certains villages se retrouvent aujourd’hui avec six ou sept zonages urbains différents, inapplicables par les maires, au sein du PLUI ?
N’y a-t-il pas urgence à adapter ces démarches pour qu’elles soient plus souples, plus en phase avec les moyens humains et financiers de ces collectivités tout en conservant l’exigence d’un regard, d’une vision intercommunale ? Géraldine Chavrier, professeur de droit public à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne, va même plus loin en faisant remarquer que “l’adaptation des normes par les collectivités elles-mêmes à leurs spécificités et à leurs situations particulières, permet d’atteindre une égalité réelle” et non une égalité formelle, abstraite (2018).
On voit que ce sujet n’est pas anodin car il met en évidence plusieurs pathologies du monde rural : fort impact financier sur des moyens limités, non prise en compte de ses spécificités, donc inapplicabilité des textes, d’où un sentiment d’injustice, manque d’ingénierie pour faire face à cette inflation normative et maintien d’une égalité formelle de façade au détriment d’une égalité réelle. Ce sujet est vital pour le monde rural !
Nous pensons donc dans cette période de disette budgétaire qu’il faut donner de la marge réglementaire aux territoires, notamment ruraux, les laisser respirer, les responsabiliser. Or, une fenêtre s’est ouverte avec les avancées récentes permettant aux collectivités d’expérimenter ou encore de se fonder sur la différenciation territoriale pour agir en lien avec leurs spécificités. Le Conseil d’État a rendu un avis le 7 décembre 2017, publié le 1er mars 2018, concernant, d’une part, la possibilité d’attribuer des compétences différentes à des collectivités relevant d’une même catégorie et, d’autre part, la possibilité de permettre aux collectivités territoriales de déroger à des dispositions législatives ou réglementaires qui régissent l’exercice de leurs compétences.
Il a estimé que de telles évolutions seraient de nature à donner davantage de libertés et de responsabilités aux collectivités territoriales pour conduire une action publique plus efficace, pour innover et pour adapter les lois et règlements aux réalités des territoires. Il a aussi considéré que la reconnaissance de ce pouvoir de dérogation nécessiterait une révision constitutionnelle. Ainsi, dans cet avis, le Conseil d’État rappelle que le principe constitutionnel d’égalité, applicable aux collectivités territoriales “ne s’oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu’il déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général pourvu que, dans l’un et l’autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport avec l’objet de la loi qui l’établit”. Si des marges de manoeuvre existent dans le cadre actuel, elles sont encore très contraintes.
Si l’on souhaite modifier la Constitution, il y a aussi des points qui peuvent poser des difficultés. Le chemin est encore long mais des brèches s’ouvrent progressivement comme le prouve la mission flash de la délégation de l’Assemblée nationale aux collectivités territoriales et à la décentralisation de mai 2017. Cette dernière propose de compléter la loi pour faciliter les expérimentations, ne pas les surencadrer, ne pas obliger à les généraliser en cas de succès ou encore alléger leur procédure de mise en oeuvre. Autant de freins qui avaient rendu inopérante la réforme de 2003 sur ces sujets, réforme qui avait immédiatement subi un cadrage excessif des administrations centrales. Les discussions autour de l’intégration de la diversité des territoires dans la Constitution sur la base de la révision Raffarin de 2003 participent aussi à ce mouvement nécessaire et même indispensable.
En partant de cet état d’esprit afin de l’appliquer au monde rural, pour libérer ses énergies et lui redonner des marges d’appréciation et d’action, trois dispositions concrètes pourraient être prises, sous l’impulsion du président de la République :
- 1re disposition : identifier dès à présent une vingtaine de normes impactant fortement la vie quotidienne rurale dans le stock existant, soit pour les abroger, soit pour les adapter par exemple pour les champs suivants : urbanisme/logement, accès mutualisé aux équipements sportifs et culturels, éducation/petite enfance, petits commerces, agriculture, encadrement des activités en milieu naturel (chasse, pêche, sports de pleine nature…), etc.
- 2e disposition : adapter fortement, sous l’angle de la simplification, le Schéma de cohérence territoriale et le Plan local d’urbanisme intercommunal à la réalité du monde rural, tout en conservant leur philosophie prospective et leur regard multiéchelles. C’est-à-dire ajuster leurs items et moduler leur portée normative en s’appuyant sur les notions de norme contractuelle ou de norme de recommandations (conseils). Ces dernières permettent de sortir de l’obsession de la norme obligatoire et du fameux principe de précaution à outrance qui ne donnent pas nécessairement de meilleurs résultats dans l’application finale (voir le Rapport de la mission de lutte contre l’inflation normative, mars 2013). Cela doit aussi servir à contrecarrer les tentatives parfois soutenues par certains agents de l’État de “mise sous cloche environnementale” du monde rural, sans argumentation de fond mais par une application aveugle de dogmes.
- 3e disposition : définir un critère “adaptation au monde rural” dans la création de toute nouvelle norme et notamment dans les études d’impact et les conditions de mise en oeuvre, critère qui pourrait être intégré dans la grille d’analyse du Conseil national d’évaluation des normes (CNEN) lorsque celui-ci audite les textes remis au Parlement. Concomitamment, les normes existantes devraient faire l’objet du même “traitement”.
L’État doit faire confiance aux collectivités, notamment rurales, leur donner des marges d’application réglementaire et les responsabiliser. Ce que nous proposons ne lui coûte pas un centime d’euro et l’État peut en vérifier l’application en posant un cadre d’évaluation clair à destination des collectivités locales qui adaptent l’application des règles de la République. De plus, cela envoie un message en direction des acteurs dynamiques de ces territoires qui se battent pour les faire avancer et muter. Ces acteurs ont besoin d’un cadre réglementaire à la mesure de leur volonté afin de ne pas laisser le manche de “l’inaction publique” à ceux qui ne veulent rien changer et qui se lamentent sur la disparition du village d’antan en brandissant des textes et des normes inapplicables dans le monde rural !