Avec la baisse des dotations de l’État, la question des ressources des collectivités locales notamment rurales a fait son apparition dans le débat public. Il n’y a qu’à lire, dans la presse locale, les comptes rendus de conseils municipaux, départementaux ou régionaux ou bien encore ouvrir les magazines d’information aux habitants publiés par les collectivités, pour en prendre connaissance.

Est-ce choquant que l’État demande, via une baisse de ses dotations ou plus récemment par un mécanisme de contractualisation, une maîtrise des dépenses publiques ? Bien sûr que non ! C’est même nécessaire au regard de la situation financière de notre pays. Dans leur grande majorité, les élus n’ont pas combattu publiquement sur le fond cette situation, nos concitoyens partageant cette approche sans en mesurer, il est vrai, les conséquences pratiques. En revanche, ce qui a explosé au grand jour et qui est en train de faire des ravages dans l’opinion, c’est l’application mécanique, technocratique et sans discernement de cette “diète”.

Elle crée un sentiment de soupçon et d’injustice dans les territoires, qui s’est matérialisé pour partie au début du mouvement des “gilets jaunes”. Bien sûr, chacun pense que les économies sont à faire par le voisin, mais il est clairement apparu ces derniers mois un sentiment de décrochage au niveau des ressources financières pour les territoires les plus fragiles, aux premiers rangs desquels les territoires ruraux. Le tout est aussi alimenté par une fiscalité locale illisible, un “ras le bol fiscal” de nos concitoyens et sans cesse plus de charges imposées par le niveau national. L’action publique locale, notamment en milieu rural, connaît donc un trou d’air qui amplifie la constitution d’un “tiers-monde rural” qui ne dispose pas ou plus des ressources minimales pour se battre dans la compétition mondiale ! Le problème est aussi qu’une sémantique “anti-impôts” s’est imposée. Or, un impôt local qui nourrit des dispositifs ou des équipements concrets pour les habitants et usagers est nécessaire.

Cette situation donne aussi des arguments pour les déclinistes de tous genres qui magnifient “le village d’antan” et le repli des villages sur eux-mêmes au détriment d’une ambition intercommunale affirmée et d’une solidarité territoriale réelle. Comment leur donner tort aujourd’hui, tant les différences de ressources entre collectivités se sont aggravées au détriment des territoires les plus fragiles. Le dernier rapport Richard-Bur (Mission finances locales : rapport sur la refonte de la fiscalité locale, 2018), qui a étudié, à la demande du Gouvernement, la suppression de la taxe d’habitation, pointe cette situation en précisant que la péréquation* des ressources locales doit aussi être revue en profondeur au regard “des différences profondes de ressources qui fragmentent les collectivités et fragilisent la décentralisation”. Le rapport convient aussi qu’il ne faut pas “susciter de nouvelles divergences de richesse” car “la réalité sociologique et géographique du pays pèse en défaveur de l’équilibre des territoires”.

À la demande des départements ruraux et dans la perspective de réformer le système de péréquation, l’assemblée des départements de France a aussi réalisé en 2018 une étude sur la richesse réelle des territoires en créant un indicateur de richesse fiscale net de la péréquation horizontale et des allocations individuelles de solidarité. Il est très éclairant d’identifier que sur les 46 départements sur 101 qui sont en dessous de la moyenne, il y a :
- 5 départements d’outre-mer sur 5 ;
- 23 départements ruraux de faible densité sur 26 ;
- 17 départements ruraux intermédiaires sur 23 ;
- 8 départements urbanisés en partie sur 24 ;
- 3 départements très urbanisés sur 23.

Il y a donc bien un sujet d’inégalités de ressources des collectivités rurales ! Comment le nier ? Ce sujet devient central entre l’État et les collectivités mais également pour les collectivités entre elles. La fiscalité locale vise surtout à établir un lien clair et direct entre les citoyens et les collectivités, elle ne peut avoir pour objectif une fonction redistributive qui relève plutôt du niveau national avec l’impôt sur le revenu. Mais quand même, la fiscalité locale n’est pas conçue pour aggraver les inégalités entre collectivités territoriales pour lesquelles on constate de très grands écarts de richesse.

Citons juste un exemple concret pour illustrer notre propos. Les mécanismes de péréquation horizontale entre les départements ont été multiplié par 4 entre 2012 et 2017, de 579 millions d’euros à 2,147 milliards d’euros. C’est en soi une bonne chose, la péréquation s’accentue ! Oui, mais à qui profite-t-elle ? Le département de la Haute-Saône, dont on a vu qu’il disposait des plus faibles ressources par habitant des départements de sa strate, a vu son montant de péréquation horizontale multiplié par… 2 entre 2012 et 2017 (de 5,3 à 10,1 millions d’euros). Cherchez l’erreur ! Un premier pas a été franchi fin 2018 avec 250 millions d’euros prélevés sur les recettes des droits de mutation à titre onéreux perçus par les départements (DMTO) et répartis entre eux sur des critères de richesse réelle des territoires, cette orientation doit absolument se confirmer et s’accentuer progressivement dans l’avenir.

Ce système actuel génère le “RSA des territoires” avec un monde rural qui survivrait avec des dotations “royalement” concédées par le pouvoir central, qui coûtent trop cher à la nation, mais qui achètent son silence ! Nous proposons donc de revenir à des mécanismes simples, lisibles et visant l’égalité réelle. Évidemment, cela ne peut s’effectuer de manière brutale. Il faut privilégier, comme le préconise le rapport Richard-Bur, “une fiscalité plus juste a priori afin d’éviter de mettre en oeuvre des mécanismes péréquateurs lourds et complexes qui rectifient, a posteriori et de manière imparfaite, la diversité des situations ainsi que les disparités sociales et territoriales”. Il convient donc, dans le cadre de la réforme de la fiscalité locale initiée par la suppression de la taxe d’habitation voulue par le Gouvernement, d’intégrer dans le débat l’enjeu des ressources pour les collectivités rurales, avec l’objectif en 2025 qu’un citoyen rural et un citoyen urbain “pèsent” de manière très voisine dans les ressources affectées à l’ensemble des collectivités (dotations et panier de fiscalité locale).

Une porte est ouverte, c’est un enjeu national ! L’État ne peut renvoyer à d’obscurs mécanismes de péréquation, a posteriori, entre collectivités de même niveau, à des contrats de réciprocité urbain-rural ou à des mécanismes consistant à ponctionner 1 % de la valeur produite dans les métropoles et la reverser aux zones rurales. Pourquoi ? Premièrement, les associations de collectivités ont fait la preuve, et c’est bien dommage, de leur relative incapacité à élaborer des mécanismes de péréquation horizontale efficaces et justes. Les deux dernières années ont par exemple mis en lumière au niveau des départements cette grande difficulté collective à trouver un accord bien que, il faut encore le souligner, la fin de l’année 2018 semble marquer une prise de conscience collective même si elle ne rassemble pas tout le monde. Deuxièmement, il faut dégager une matrice cohérente entre les ressources de base, dotation et panier de la fiscalité locale, et l’ampleur objective des besoins de la population habitant dans le ressort géographique de la collectivité.

Aujourd’hui, le rapport Richard-Bur montre bien que cette cohérence est loin d’être assurée en soulignant que “les collectivités et intercommunalités les plus pauvres font parfois face aux charges objectives les plus élevées”. Des mécanismes de péréquation pourront exister à la marge pour corriger quelques écarts, mais les collectivités rurales ne peuvent être renvoyées uniquement à cela pour relever les défis qui sont devant elles.

Est-ce impossible ? Un regard rapide en Europe montre que non ! Le système de péréquation général suisse, établi en 1958 et réformé en 2008, est à ce titre très instructif. Sans entrer dans les détails de ce système fédéral, il repose sur deux dispositifs financés par le gouvernement fédéral : un fonds de péréquation des recettes devant permettre à chaque canton d’atteindre une dotation minimale par habitant de 85 % de la moyenne et un fonds de péréquation des coûts qui compense les charges excessives de certains cantons confrontés à des contraintes topographiques, démographiques ou sociales pénalisantes. Par ailleurs, chaque canton met en place son propre système de péréquation concernant les communes placées sous sa juridiction. Cet exemple de péréquation est à méditer à plus d’un titre car il concerne les recettes, mais aussi les coûts objectifs à la charge des territoires et il impose le principe d’une péréquation infracantonale sans en fixer les règles qui sont l’affaire des acteurs locaux. C’est vers ce type d’approche qu’il conviendrait de tendre pour régler, selon nous, la question des inégalités devant la ressource qui pénalise un nombre important de collectivités rurales.

Par ailleurs, l’État ne doit pas conserver des moyens financiers et humains là où les collectivités sont compétentes. Une mesure très simple et rapide consisterait à confier aux départements ruraux la dotation d’équipement des territoires ruraux (DETR) afin de faire effet levier entre les aides du département et celles de l’État à destination des projets d’investissements des communes et intercommunalités.

Nul besoin de s’épuiser à créer un guichet unique (règles, dossier, instruction, versement unique) avec l’État : les crédits seraient fusionnés pour permettre de concentrer les moyens sur les projets locaux structurants tout en réservant une partie de ces fonds pour des projets plus locaux – toutefois définis dans un cadre intercommunal affirmé afin que joue la solidarité entre les territoires infra-départementaux. La commission d’élus qui fixe actuellement les types d’équipements subventionnés par la DETR, continuerait à participer aux choix des objectifs et le préfet, sur la base d’un rapport rédigé par le département, pourrait vérifier que ces objectifs sont respectés.

Pour le grand public, cette approche apparaît comme porteuse de bon sens mais dans la réalité et malgré de multiples essais – pour certains réussis avec la région, et parfois temporairement avec l’État si le préfet l’accepte – nous n’avons jamais réussi à construire un réel guichet unique avec l’État dans le département, non pas pour des raisons d’efficacité mais en raison de la volonté de l’État de garder un bout de pouvoir au plan local.

Nous avons bien conscience de la réalité financière de notre pays et de la quasi-absence de marges. Aucun gouvernement ne pourra débloquer un paquet de milliards pour le monde rural. Ce ne serait d’ailleurs pas souhaitable car il faut surtout des mesures pour libérer le monde rural et lui faire confiance. En clair, avoir une ambition nationale forte pour ces territoires et énoncer un objectif d’égalité réelle en cohérence avec l’ampleur objective des besoins de la population rurale. Cela demande un débat de fond avec l’opinion publique. Si, le pays en est capable, alors l’État pourra être exigeant avec les collectivités rurales pour l’atteinte de ces objectifs, ce qui est quand même plus valorisant que l’infantilisante contractualisation financière proposée par
l’État aux “grosses” collectivités en 2018 !